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EnquêteMines et métaux

Le calvaire des victimes des mines empoisonnées

L'ancien puits Perret des mines de Saint-Pierre-la-Palud, dans le Rhône.

De nombreuses personnes vivent sur des terres rendues toxiques par l’activité minière. Mais lorsque les victimes de cette pollution osent porter plainte, l’État fait tout pour ne pas les indemniser. [Enquête 2/3]

Vous lisez l’enquête « Mines : l’héritage toxique de la France ».
Le premier volet, « Exclusif : la liste des sites miniers empoisonnés que l’État dissimule », est à lire ici.
Le troisième volet, « Il n’y a pas d’après-mine heureux ! », est à lire ici.



Au creux d’une vallée du Forez, dans la Loire, la maison en pierres, un ancien moulin au bord d’une rivière, est belle et confortable. Coralie est taxi, Steve menuisier, ils y vivent avec leurs deux petites filles. Le père de Coralie, agriculteur retraité, leur a légué la bâtisse ; ils se sont endettés sur vingt ans pour la rénover.

En 2014, pour réaliser l’inventaire sur les déchets extractifs demandé par la Commission européenne, des ingénieurs du bureau d’expertise Géodéris sont venus réaliser des prélèvements de sol et de plantes dans leur jardin. Le plomb des Monts du Forez a été exploité entre 1730 et 1825 pour fournir la matière première des munitions fabriquées par les arsenaux. De part et d’autre de la rivière, le minerai était concassé et fondu. Deux siècles plus tard, les déchets sont toujours là, disséminés sur dix-sept communes et en particulier chez Steve et Coralie.

La maison de Coralie et Steve, dans la Loire. @ Manu Feyeux/Reporterre

Sur la pâture familiale, dans la cave et le jardin, Géodéris a trouvé par endroits 66 grammes de plomb par kilo de terre — sachant qu’à partir de 0,3 g/kg, on est exposé au risque de saturnisme, responsable de graves retards de développement chez les enfants. Les experts ont mesuré de très fortes concentrations d’autres métaux toxiques comme l’antimoine, le cuivre et le zinc et surtout de l’arsenic, très cancérigène.

En urgence, la direction de Géodéris a alerté le service régional de la prévention des risques en insistant sur la présence de jeunes enfants : il fallait « supprimer l’exposition des résidents aux suies et cendres de la cave et aux sols du jardin. Une solution est à étudier en concertation avec les […] propriétaires, dans la mesure où la mise en sécurité de la propriété paraît difficilement réalisable. » En d’autres termes : l’expert de l’État constatait que la maison de Coralie et Steve n’est pas habitable, même au prix de lourds travaux.

Or selon le Code minier, l’État est garant de la réparation des dommages causés par une activité minière quand l’exploitant a disparu. C’est la contrepartie du droit minier en vigueur depuis le début du XIXᵉ siècle qui permet à l’État d’exploiter le sous-sol en passant outre l’avis des propriétaires.

Couper les ongles et laver les fenêtres

Peu après la visite des experts, Steve et Coralie ont été convoqués pour une réunion en mairie. Sous le choc, ils se sont vus remettre par l’Agence régionale de santé une liste de recommandations sanitaires : « garder les ongles coupés court, régulièrement brossés », « surveiller les jeunes enfants, ne pas les laisser jouer dans la terre », « limiter l’entrée de poussières extérieures », « lavage régulier des rebords de fenêtres », « opter pour des cultures hors-sol ».

« On a suivi ces consignes en pensant qu’on nous proposerait rapidement une solution, raconte Coralie. Et puis, on n’a plus eu aucune nouvelle pendant deux ans ! » Années d’inquiétude, de dépression. En 2016, en prime, un arrêté préfectoral a interdit toute activité agricole sur les trois hectares au bord de la rivière qui appartiennent au père de Coralie. Après avoir adressé au préfet une demande d’indemnisation, le couple a déposé un recours au tribunal administratif de Lyon.

Quelques mois plus tard, la préfecture leur a proposé de prendre en charge quelques travaux — construire une dalle dans la cave, changer une partie de la terre du jardin — à condition qu’ils renoncent à toute poursuite. « Ce n’était pas du tout à la hauteur du problème, s’indignent Steve et Coralie. Et surtout, c’était du chantage ! »

Steve et Coralie se sont vus proposer la réalisation de quelques travaux par la préfecture... en échange d’une renonciation à toute poursuite. © Celia Izoard / Reporterre

En 2019, l’affaire a été jugée en première instance. Coralie et Steve demandaient à être indemnisés de la valeur vénale de leur habitation, soit 435 000 euros. Les juges ont cependant conclu qu’« une telle estimation ne tient pas compte de la contamination du terrain par le plomb depuis la fin du XIXᵉ siècle et qui, bien que révélée récemment, préexistait ». Raisonnement circulaire : votre maison est tellement polluée qu’elle ne vaut rien. Le couple s’est vu attribuer la somme de 30 000 euros.

Mais le ministère de l’Économie a immédiatement fait appel : l’État n’est responsable que des « affaissements et accidents miniers », et non des pollutions, plaide-t-il. D’autre part, étant donné que les déchets miniers seraient en partie issus d’une fonderie de plomb, « la pollution n’est pas imputable à une activité minière, mais à une activité industrielle distincte ».

En novembre 2021, le premier jugement a été annulé, Coralie et Steve ne seront pas indemnisés du tout. Entre les 10 000 euros de frais d’avocat qu’ils ont déboursés, le prêt immobilier, leurs petits salaires, impossible de déménager. « Vivre avec ces recommandations sanitaires, c’est tout simplement impraticable, assène Steve. L’État s’est contenté de nous transférer dans notre vie quotidienne la gestion impossible de cette pollution. »

Vivre en cosmonaute

Emmanuel, lui aussi, « vit en cosmonaute », comme il dit. Dans le village de Ternand, dans le Rhône, cet ouvrier de la chimie de 45 ans a acheté une petite maison qui lui coûte 800 euros par mois de crédit immobilier. Dans ce joli vallon, on a extrait du plomb entre 1870 et 1920. Après une première étude en 2011, Géodéris est revenu en 2015 pour réaliser des prélèvements : ils sont catastrophiques.

Sur son terrain, on a trouvé 50 g de plomb par kg de sol, plus de 4 g d’arsenic par kg de sol (quand la concentration médiane dans les sols en France est de 0,012 g/kg), ainsi que du cadmium et de l’antimoine. Emmanuel savait que sa maison se trouvait à côté d’une ancienne mine, mais il ignorait vivre sur les déchets miniers eux-mêmes.

Le rapport Géodéris préconise de « supprimer l’exposition […] aux poussières » venant « de l’extérieur et des talus » et établit formellement que « la présence d’enfants en bas âge » est « incompatible dès le premier jour d’exposition » : aucun enfant ne pourrait passer une seule journée dans le jardin d’Emmanuel sans courir un risque d’intoxication. Ses voisins sont dans une situation semblable : on a relevé 100 g de plomb par kg de terre sur l’aire de jeux des enfants, qui s’avère aussi être un dépôt minier.

Le jardin d’Emmanuel est si pollué qu’un enfant y risquerait l’intoxication en une journée. @ Benjamin Bergnes/Reporterre.

Les habitants n’en ont été informés que trois ans plus tard. La réunion a eu lieu en avril 2018 en présence du sous-préfet du Rhône, de l’Agence régionale de santé, de la Dreal et de quelques élus. « Le sous-préfet, Pierre Castodi, a répété plusieurs fois que s’il y avait eu une mine à cet endroit, ce n’était la faute de personne, raconte Emmanuel, que l’État n’en était pas responsable et que nous devions déjà nous estimer heureux d’être informés des risques "en toute transparence". On nous a expliqué qu’il suffisait de suivre les recommandations sanitaires qui "relèvent du bon sens". »

À cette occasion, le représentant de l’État a conseillé aux riverains de recouvrir leurs terrains de terre végétale, à leurs frais, ajoutant que si cela ne leur convenait pas, ils restaient libres de vendre leurs maisons. « On est dans une société qui cherche de plus en plus à se prémunir des risques, a relativisé le sous-préfet [1]. Quand on habite près d’une rivière ou en bord de route, il y a des risques aussi. »

Emmanuel a abandonné son potager et son intérieur est impeccable, il veille scrupuleusement à ne faire entrer aucune poussière. Pourtant, le taux d’arsenic dans son sang est deux fois et demi au-dessus du seuil de surexposition. « Je risque un cancer, dans dix ou quinze ans. Mais j’aurai du mal à faire la preuve que c’est lié à cette pollution. »

Justice incertaine

De fait, en 2020, le pôle environnement du tribunal d’Aix-en-Provence a classé sans suite les 45 plaintes pour empoisonnement déposées par les riverains des mines gardoises de La Croix de Pallières, intoxiqués à l’arsenic, au plomb et au cadmium : selon le tribunal, on ne peut être certain que les mines en soient à l’origine.

Dans son pâté de maisons, Emmanuel est le seul à avoir intenté un procès à l’État au titre de la réparation d’un dommage minier. Dans le mémoire versé au tribunal administratif de Lyon, la préfecture mitraille les arguments : le plaignant aurait dû fournir la preuve que l’exploitant de la mine qui a fermé en 1920 est réellement défaillant ; il ne s’agit pas d’un « dommage minier » puisque ce n’est ni un « affaissement » ni un « accident » ; et quand bien même l’État serait responsable, il serait exonéré par « la faute de la victime » : Emmanuel « savait qu’il s’installait sur le site d’une ancienne mine puisqu’il bénéficiait [dans l’acte de vente] d’un droit de puisage dans le puits de la mine ». Enfin, il n’y a pas lieu d’indemniser le propriétaire puisque « sa propriété conserve ses usages » : Emmanuel peut limiter les risques en adoptant « certains comportements » et « n’a pas d’enfant en bas âge ». Enfin, pas pour l’instant.

Comme pour Steve et Coralie, les juges ont considéré que, la maison étant polluée, elle n’avait jamais pu acquérir la valeur à laquelle Emmanuel l’avait achetée en 2009. En 2020, ils ont condamné l’État à lui verser la maigre somme de 8 000 euros au titre d’un « trouble de jouissance » de son bien.

« L’État fait preuve d’une froide indifférence vis-à-vis des habitants »

« C’est d’une violence extrême, commente Emmanuel. Je ne comprends pas pourquoi l’État n’assume pas ce passif. Il y a énormément de personnes qui vont être confrontés aux mêmes problèmes. » Pour Laura Verdier, consultante en sols pollués, c’est la raison d’être de cette stratégie : « L’État ne veut pas créer de précédents en menant des expropriations, sinon toutes les personnes concernées vont lever la main pour être indemnisées. Ses budgets ne sont pas à la hauteur. »

L’État se montre-t-il mieux disposé à l’égard des victimes de « dommages miniers » au sens strict, comme les affaissements des sols liés aux travaux souterrains ? En Lorraine, les habitants de Rosbruck (57) y sont directement confrontés. Après la fermeture des mines de charbon en 2003, les galeries n’ont pas été remblayées par l’exploitant.

Charbonnages de France reconnaît que « tout le village s’est affaissé d’une hauteur comprise entre 3 et 15 mètres » et qu’un quartier est passé sous le niveau de la rivière. Les riverains doivent vivre dans des maisons en pente et s’inquiètent des remontées de radon [2] liées aux anciennes galeries, suspectées de causer des cancers.

La maison d’Emmanuel a perdu l’essentiel de sa valeur, mais seule une très maigre indemnisation lui a été accordée. @ Manu Feyeux/Reporterre.

Dans les habitations fissurées, les mouvements de terrain et les infiltrations créent des dégâts en permanence. « Nos maisons sont inhabitables, nous devons faire des travaux continuellement et les entreprises ne veulent même plus se déplacer », explique Joëlle Pirih, qui a créé la commission Logement Cadre de Vie à Rosbruck et se bat depuis vingt ans pour obtenir des expropriations.

Quatre-vingt procès sont en cours. Certains ont obtenu des indemnisations de quelques milliers d’euros qui se sont révélées insuffisantes. « L’État fait systématiquement appel quand les jugements sont favorables aux victimes, s’indigne Joëlle Pirih. Il conteste l’origine minière des fissures et prétend que ce sont des malfaçons dans les constructions. »

Le sénateur de Moselle Jean-Marie Mizzon considère de ce fait que « l’État fait preuve d’un aveuglement et d’une froide indifférence vis-à-vis des habitants du bassin houiller » [3]. Jean-Louis Masson, ingénieur des mines et conseiller régional du Grand Est, fait le même constat. « En matière de dommages miniers, l’État brouille délibérément les cartes pour se débarrasser des plaignants et ne pas payer, résume-t-il pour Reporterre. De nombreuses familles modestes se découragent et renoncent à leurs droits. »

Nouveau Code minier et faute de la victime

La loi Climat votée en août 2021 a acté la modification du Code minier, en théorie pour « renforcer le dispositif d’indemnisation et de réparation des dommages » et y intégrer les dégâts environnementaux et sanitaires. La rédaction du texte a été confiée au gouvernement, qui l’a discrètement publié entre les deux tours de l’élection présidentielle.

À la stupéfaction des associations, des victimes et de certains parlementaires, ce nouveau Code minier ne concerne que les dégâts découverts à partir de 2022 ! En d’autres termes, constatent les collectifs, « il exclut de manière scandaleuse tous les dégâts passés et présents de tous les bassins miniers ». En outre, le texte permettra à l’avenir de ne pas indemniser les victimes si elles n’ont pas « pris en compte les recommandations des autorités sanitaires ».

Ces ordonnances doivent encore être approuvées par le Parlement avant décembre 2022. Le passif minier français est loin donc d’avoir été soldé. Et pour cause : comme nous allons le voir, sa gestion s’apparente à un chantier colossal qui dure depuis trente ans et devra se poursuivre indéfiniment.

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