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Politique

Le crime d’écocide, bientôt dans la loi ?

Ce jeudi 12 décembre, l’Assemblée nationale doit débattre sur la reconnaissance du crime d’écocide. Une notion juridique indispensable pour protéger les écosystèmes et leurs habitants, mais qui se heurte à la frilosité des politiques et des lobbies.

Introduire le crime d’écocide dans le Code pénal, aux côtés du génocide et des crimes contre l’humanité ? C’est ce à quoi invite la proposition de loi déposée par le député (Parti socialiste) de Seine-Maritime Christophe Bouillon et d’autres députés du groupe socialistes et apparentés, qui sera discutée ce jeudi 12 décembre en séance plénière à l’Assemblée nationale.

Le crime d’écocide y est défini comme « toute action concertée et délibérée tendant à causer directement des dommages étendus, irréversibles et irréparables à un écosystème, commise en connaissance des conséquences qui allaient en résulter et qui ne pouvaient être ignorées ». Imprescriptible, il serait puni de vingt ans d’emprisonnement et de dix millions d’euros d’amende ou, dans le cas d’une entreprise, de 20 % du chiffre d’affaires annuel mondial total de l’exercice précédent.

La proposition de loi introduit aussi le crime de provocation à un écocide (sept ans de prison et cinq millions d’euros d’amende si la provocation a été suivie d’effets, deux ans de prison et 100.000 euros d’amende sinon) et celui de participation à un groupement formé en vue de la préparation d’un écocide (vingt ans de prison, 10 millions d’euros d’amende ou 20 % du chiffre d’affaires). Sont également prévus la création d’un délit d’« imprudence caractérisée ayant contribué à la destruction grave d’un écosystème » consistant à « violer une obligation particulière de prudence ou une règle de sécurité prévue par la loi ou le règlement ayant causé des dommages directs, étendus, irréversibles et irréparables à un écosystème » (cinq ans de prison, un million d’euros d’amende ou 10 % du chiffre d’affaires) et un renforcement des sanctions pénales environnementales (doublement des peines de prison et des amendes prévues par le Code de l’environnement).

« On a défendu la connaissance des conséquences plutôt que l’intention de nuire » 

« Il existe déjà un arsenal juridique pour condamner la criminalité environnementale mais il n’est pas à la hauteur des atteintes à l’environnement. Souvenez-vous de la condamnation qui a fait suite à la catastrophe de l’Erika, pas suffisamment dissuasive », explique M. Bouillon à Reporterre. En 1999, le naufrage au large de la Bretagne du pétrolier transportant plus de 30.000 tonnes de fioul lourd avait entraîné la pollution de 400 kilomètres de côtes françaises et la mort de quelque 200.000 oiseaux. En 2008, le tribunal correctionnel de Paris avait infligé à Total et Rina l’amende pénale maximale prévue par la loi pour cet acte — 375.000 euros seulement [1]. « Même si la loi Biodiversité de 2016 reconnaît la notion de préjudice écologique et prévoit des réparations, on reste dans le civil, pas dans le pénal. »

La proposition de loi va plus loin. Pour la rédiger, les députés ont été aidés de la présidente de Wild Legal et juriste pour NatureRights Marine Calmet, et de la juriste en droit international Valérie Cabanes, cofondatrice de Notre affaire à tous et membre du mouvement End Ecocide on Earth. « On a défendu comme élément moral du crime la connaissance des conséquences plutôt que l’intention de nuire, explique-t-elle à Reporterre. En effet, l’intention de nuire d’un dirigeant politique ou d’une multinationale est quasi impossible à prouver. Par contre, on peut prouver, par exemple grâce à des fuites de rapports internes, que les sociétés pétrolières connaissaient depuis des années leur impact sur le dérèglement climatique mais ont délibérément continué à investir dans les énergies fossiles plutôt que de se tourner vers les énergies renouvelables. »

Cette nuance rend la loi particulièrement efficace, y compris pour caractériser des scandales récents. Par exemple, l’utilisation jusqu’en 1993 dans les Antilles françaises du chlordécone, malgré son interdiction dès 1976 aux États-Unis et en 1990 en France. Cet insecticide organophosphoré extrêmement toxique provoque prématurités et cancers de la prostate. « La rémanence du chlordécone dans l’environnement peut atteindre 700 ans. Et les responsables politiques qui ont accordé les dérogations aux territoires d’outre-mer pour pouvoir continuer le business de la banane connaissaient le risque, puisque ce produit était alors interdit au niveau international et en France. Pour moi, l’écocide est établi », affirme Mme Cabanes. Pas sûr cependant que les victimes du chlordécone puissent traîner les responsables politiques de l’époque devant les tribunaux en invoquant le crime d’écocide, car imprescriptible ne signifie pas rétroactif. Mais une loi dissuasive pourrait éviter des scandales à venir : elle obligerait les dirigeants économiques et politiques à changer radicalement leurs choix stratégiques dès lors qu’ils découvrent que leurs activités auront de graves conséquences pour les écosystèmes, pour ne pas risquer vingt ans de prison. « Ce projet de loi permet de mettre en place une obligation de vigilance environnementale, climatique et sanitaire, et permet de graver dans le marbre le principe de précaution », insiste la juriste.

Dommages causés par le naufrage de l’« Erika », le 12 décembre 1999.

Autre nouveauté, la notion de limites planétaires. « Nous leur avons suggéré d’introduire un amendement sur le dépassement des limites planétaires, ce qu’ils ont fait », explique-t-elle à Reporterre. Ces limites, formalisées en 2009 par une équipe internationale de vingt-six chercheurs pilotés par Johan Rockström, un chercheur suédois spécialisé dans les ressources hydriques, sont au nombre de neuf [2]. « Elles sont aujourd’hui reconnues par les Nations unies, l’Agence européenne pour l’environnement, la Commission européenne et même la France. Dans son rapport 2019 sur l’environnement, le ministère de la Transition écologique a reconnu que la France en dépassait six. Mais elles ne sont considérées que comme un outil de mesure scientifique, de suivi des objectifs du développement durable. Nous demandons qu’elles deviennent des normes juridiques. » Pour la juriste, « si dans la proposition de loi ne figure que le mot irréparable, on est coincé, parce que même dans un contexte de sixième extinction des espèces, la biodiversité finira toujours par se régénérer, si on la laisse tranquille. Les limites planétaires permettent de définir des seuils. »

« La réalité, c’est que de nombreux lobbies ont peur de ce crime d’écocide » 

Loin d’être une lubie française, cette proposition de loi s’inscrit dans un contexte international de réflexions intenses sur la reconnaissance du crime d’écocide. « En 2016, une dizaine d’États du Sud avaient reconnu ce crime », indique la chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste du droit international de l’environnement Sandrine Maljean-Dubois. Des discussions sont en cours pour sa reconnaissance dans les plus grandes arènes du droit international. Le pape François, le 15 novembre dernier, a « officialisé » le concept d’écocide au sein de l’Église catholique. « La notion d’écocide a été évoquée pour la première fois dans les années 1970, pendant la guerre du Vietnam, quand l’armée des États-Unis a répandu un défoliant très toxique, l’agent orange, sur les forêts et cultures vivrières vietnamiennes, provoquant une destruction massive de l’environnement. L’article 8 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale [CPI] fait d’ailleurs une toute petite place au crime environnemental, dans le cadre des crimes de guerre. »

Certes, une tentative d’introduire le crime d’écocide dans le Statut de Rome a échoué en 2016. Mais le vent tourne : « Je reviens de l’assemblée générale des États-parties à la CPI, à La Haye, lors de laquelle le Vanuatu et les Maldives ont demandé la reconnaissance du crime d’écocide et ont proposé aux États membres de travailler à un projet d’amendement qui serait à l’ordre du jour de la l’assemblée générale de l’an prochain. Je ne m’y attendais pas du tout », se réjouit Mme Cabanes. Pour M. Bouillon, « La France doit montrer l’exemple pour être crédible. Quel message délivrerions-nous si, la veille de la clôture de la COP25, l’Assemblée nationale refusait la reconnaissance du crime d’écocide ? »

Pour autant, l’affaire n’est pas dans le sac. Si, cet été, Emmanuel Macron a qualifié d’écocide les feux en Amazonie, la proposition de loi de M. Bouillon a été rejetée par la commission des lois de l’Assemblée nationale en novembre. « Les opposants — une coalition La République en marche, Les Républicains et Rassemblement national — n’ont même pas proposé d’amendements. La réalité, c’est que de nombreux lobbies ont peur de ce crime d’écocide », dit le député. Une première proposition de loi portée par des sénateurs socialistes a été repoussée en mai. « Quand j’ai été auditionnée par la commission des lois au Sénat, la rapporteuse Marie Mercier m’a dit qu’ils ne pouvaient pas accepter cette proposition de loi puisqu’ils travaillent main dans la main avec les multinationales, qui leur apportent la croissance et l’emploi — les deux promesses sur lesquelles ils sont élus. Pourtant, les dirigeants d’entreprises avec qui je discute soutiennent cette proposition, qui leur donnerait du poids face à des actionnaires tout-puissants. Parce qu’aujourd’hui, quand ils travaillent avec Total, ils ne peuvent pas s’opposer à des forages en Arctique. », déplore Mme Cabanes. À cette réticence de fond s’ajouteraient des questions d’agenda : « Je pense que le gouvernement veut plutôt se garder des annonces sur l’écocide sous le coude pour dans quelques mois — sous la forme d’une convention internationale qui aura très peu de chances de voir le jour dans le contexte onusien actuel — et ce, à la veille du congrès de l’Union internationale pour la conservation de la nature à Marseille afin de verdir son image sans prendre de risques. Il va aussi chercher à s’appuyer sur la convention citoyenne pour le climat, pour donner l’impression qu’il écoute les citoyens. »

Quelle que soit la décision de l’Assemblée nationale, la bataille n’est pas finie. « Si le texte était rejeté, nous avons déjà une troisième proposition de loi toute prête, annonce Mme Cabanes. Il faut absolument continuer à forcer la main des politiques pour être à la hauteur des enjeux. Et de nombreux députés de partis très divers expriment leur souhait de soutenir notre projet. »

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