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EntretienForêts tropicales

Le gouvernement et la déforestation importée : des mots, pas d’actes

Le gouvernement vient de mettre en place une « plateforme d’observation et de lutte contre la déforestation importée ». Le but : offrir aux consommateurs et aux entreprises une transparence sur les produits qui pourraient avoir provoqué une déforestation à l’étranger. Un outil peu abouti et inutile, tacle Sylvain Angerand.

Sylvain Angerand est ingénieur forestier et coordinateur des campagnes de l’association Canopée Forêts vivantes.

Sylvain Angerand.

Reporterre — Quel état des lieux de la déforestation mondiale faites-vous ?

Sylvain Angerand — Le WWF vient de publier un très bon rapport sur ce sujet. Il y a plusieurs fronts de déforestation dans le monde, avec des dynamiques de déforestation différentes. Nous avons besoin de tellement de terres pour répondre à nos besoins en énergie et en matériaux qu’on exerce une pression sur les forêts. Pour les forêts tropicales, on peut identifier trois grands bassins : le bassin amazonien (et de manière générale l’Amérique du sud [1]), le bassin du Congo et le bassin d’Asie du sud-est (Indonésie et Malaisie).

En Amérique du sud, les moteurs de déforestation sont le bœuf [des pans entiers de forêt sont rasés pour installer des élevages bovins ou des cultures de soja pour nourrir les animaux], le bois et les mines. Des mines s’ouvrent en forêt parce que les gisements miniers et pétroliers les plus faciles d’accès ont déjà été exploités.

Ces causes de déforestation sont imbriquées, elles se succèdent géographiquement et dans le temps. Dans le bassin du Congo, les moteurs de déforestation sont l’exploitation du bois, les mines, et l’huile de palme. Dans l’Asie du sud-est, ce sont les palmiers à huile bien sûr, ainsi que l’exploitation minière et le caoutchouc. Nous constatons une extension des plantations d’hévéas pour produire du caoutchouc naturel.

On en parle beaucoup moins, mais les forêts boréales (toutes les forêts en Russie et dans le nord du Canada) sont aussi touchées par la déforestation. On détruit des forêts anciennes, très riches, pour faire de la pâte à papier notamment, ou du bois de construction qui vient en Europe. La consommation du papier et du carton a explosé à cause de la vente par correspondance. Bien souvent, ce sont dans les forêts que se traduisent les soubresauts et les conséquences de notre monde soi-disant dématérialisé.

En 2018, le gouvernement français s’est doté d’une Stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée (SNDI), visant à « mettre fin d’ici 2030 à la déforestation causée par l’importation de produits forestiers ou agricoles non durables ». S’est-elle traduite par des actions concrètes ?

Cette stratégie a été adoptée parce que la France faisait partie en 2015 des signataires des déclarations d’Amsterdam. Elle s’était engagée à mettre fin à la déforestation importée, pour ses matières premières agricoles, à l’horizon 2020. Nous sommes en 2021, et nous n’avons pas mis fin à l’importation des matières premières agricoles issues de la déforestation.

Plantation de palmiers à huile dans l’État de Penang, sur la côte occidentale de la Malaisie, en juillet 2012.

La principale faille de la SNDI est qu’elle est basée sur des engagements volontaires. Cela fait dix ans qu’on a des engagements volontaires d’entreprises, très disparates d’une entreprise à l’autre : ça ne fonctionne pas. Nous avons besoin de mettre en place de vrais outils réglementaires.

En France, il existe une loi, adoptée en 2017, sur le devoir de vigilance. La liste des entreprises soumises au devoir de vigilance n’est toujours pas publique, ce qui démontre la réticence du ministère des Finances à la mettre en œuvre. Nous demandons que ces entreprises (mais pas seulement elles !) développent un volet « zéro déforestation importée ». Nous avons besoin de passer à une phase plus contraignante.

Dans le cadre du Comité scientifique et technique Forêt [2], nous avons réfléchi à des propositions concrètes. On demande simplement que dans tous les contrats, il y ait des clauses pour garantir la non-déforestation. Aujourd’hui, ceux qui posent problème sont les gros négociants comme Bunge, Cargill, qui contrôlent le marché mondial des matières premières agricoles. Ils refusent d’établir des contrats avec les producteurs posant clairement :« Nous n’achèterons plus de soja issu de la déforestation ». Le bras de fer est avec eux, et le gouvernement a du mal à aller dans ce bras de fer. Le ministère de la Transition écologique est plutôt volontaire, mais il n’a pas la main. Il y a un problème de portage par le gouvernement à son plus haut niveau.

Pourtant, Emmanuel Macron a affirmé début janvier qu’il fallait « produire du soja européen ou équivalent pour que notre modèle reboucle » et ne plus déforester l’Amazonie.

Pour le cabinet d’Emmanuel Macron, la déforestation est un sujet de communication, mais pas un sujet politique, au sens de mise en cohérence des politiques publiques. Oui, il faut développer l’autonomie de la France en soja, mais cela n’est possible qu’à une condition : réduire de façon drastique notre consommation de viande - ce que ne veut pas assumer le ministère de l’Agriculture ou le gouvernement. Donc dire qu’on va continuer à consommer autant de viande industrielle et qu’on va relocaliser le soja en France, c’est un bête problème de mathématiques : il n’y a pas la surface nécessaire !

Le premier pilier qui devrait être dans la SNDI est la réduction des flux de soja qui entrent en France. Dès 2018, nous demandions un chiffrage de ces flux, avec la mise en place d’un indicateur « empreinte forêt » ou « empreinte terres ». Nous sommes en 2021 et rien n’avance. Cela montre qu’ils n’ont pas identifié le problème. Si vous ne chiffrez pas les flux, vous ne les connaissez pas, donc vous ne pouvez pas les réduire.

Le deuxième pilier est de s’assurer que les flux de soja qui rentrent sont « propres ». On peut le faire dès maintenant, nous n’avons pas besoin d’attendre 2030 ! Le soja issu de conversion de déforestation, c’est moins de 3 % de la production chaque année. C’est un flux minoritaire qu’il faut arriver à isoler. On pourrait le faire, mais rien ne se passe.

Du tourteau de soja, destiné à l’alimentation animale.

Il y a une très grosse ambiguïté du gouvernement sur la question des certifications. Globalement, elles ne ne marchent pas. Lors de la mise en place de la SNDI, on a identifié un certain nombre de critères minimaux à respecter pour ces certifications : il doit y avoir une traçabilité totale, une garantie du respect des conventions internationales, la certitude qu’aucune forêt à haute valeur pour la conservation n’est détruite... Nous avons passé au crible les différents systèmes de certifications : il n’y en a quasiment aucun qui colle à 10 % avec les critères de la SNDI.

De quelle manière assurer une traçabilité totale du soja ?

Les données douanières brésiliennes sont très bien faites. À chaque cargo est relié un numéro fiscal associé au chargement de soja, auquel vous pouvez relier la dernière installation logistique par lequel il est passé et sa municipalité d’origine.

Ensuite, les cartes satellitaires du Brésil son très bien faites [3]. Elles permettent de connaître dans chaque municipalité une évaluation précise du taux de déforestation. Quand vous combinez cette information avec le nom de la municipalité d’origine des chargements, vous êtes capable d’associer un chargement à un risque de déforestation. Toutes les données permettant de dire si le chargement d’un bateau est plus ou moins à risque sont disponibles. La question c’est de les rendre visibles.

La secrétaire d’État chargé de la Biodiversité Bérangère Abba vient de lancer une plateforme d’observation et de lutte contre la déforestation importée. Qu’en pensez-vous ?

La plateforme n’est pas aboutie, et pourtant je sais que les services du ministère de l’Écologie ont déjà eu du mal à la publier. Dans les prochains mois, l’enjeu est de la rendre fonctionnelle en permettant d’identifier clairement qui sont les fournisseurs à risque.

L’objectif affiché, aider les consommateurs à choisir leurs produits et informer les entreprises sur leurs fournisseurs, n’est pas atteint pour le moment. Il faut que sur cette plateforme, on n’ait pas juste des données brutes, il faut un traitement de ces données, une évaluation.

Capture d’écran de certains engagements affichés par quelques entreprises sur la plateforme lancée par le gouvernement.

Par exemple, certains négociants de soja (Bunge, Cargill) sont plus susceptibles d’avoir du soja issu de la déforestation, alors que Cofco ou Louis Dreyfus sont moins exposés. Ce sont des informations utiles pour que les acteurs de la grande distribution puissent mettre dans leur cahier des charges qu’ils ne veulent pas travailler avec ces fournisseurs tant qu’ils n’adoptent pas des clauses contractuelles pour mettre fin à la déforestation. Si on se contente d’une plateforme où l’on ne sait pas qui sont les entreprises sérieuses de celles qui ne font que communiquer, ça ne sert à rien. La déforestation continue depuis vingt ans : ce qu’on veut trouver sur cette plateforme, ce sont les noms des responsables de la déforestation.

Certaines marques ont affiché sur cette plateforme leurs engagements sur le soja, l’huile de palme, le cacao… Quelle valeur ont ces déclarations ?

Aucune. Il est écrit que Nestlé s’est engagé « à zéro déforestation tropicale, pour un approvisionnement non issu de déforestation ». Il n’y a pas de date, on ne sait pas quelle est l’échéance, c’est totalement inutile. En novembre 2020, nous avons demandé à des entreprises de mettre en place des clauses de non déforestation dans leurs contrats, Nestlé a refusé de prendre cet engagement. Et aujourd’hui ils paradent sur cette plateforme !

Pour l’huile de palme, on peut lire que le groupe Avril s’est doté de « certifications RSPO Mass Balance ou RSPO Segregated ». Or ces critères ne sont pas du tout satisfaisants. Dans le Guide de politique d’achats publics « zéro déforestation » qu’on trouve sur la plateforme, il est écrit noir sur blanc que ces niveaux de certification sont « moins robustes » et qu’ils ne permettent pas d’atteindre l’ambition fixée par la SNDI. Ce n’est pas cohérent ! Encore une fois, cela montre que le gouvernement refuse de faire le tri dans les engagements volontaires, et refuse de dire ce qui est crédible ou non.

Quel lien y a-t-il entre la pandémie de Covid-19 et la déforestation ?

Un lien évident, tout comme il y a un lien entre la déforestation et les inondations, la déforestation et les sécheresses, etc. La forêt est la dernière part de sauvage qui subsiste sur cette planète (avec les océans dans une autre mesure). Plus vous réduisez cet espace, plus des conséquences incontrôlables vont se multiplier.

On a multiplié les transmissions aux humains de virus qui étaient en forêt parce qu’on a réduit la surface de celles-ci, augmentant l’interface entre la forêt et les hommes. Des études ont montré que le virus Ebola est directement lié à l’exploitation forestière dans le bassin du Congo. Tout ça, on le savait depuis des années. On sous-estime les conséquences que la déforestation a sur les épidémies, sur les pluies et sur les sols.

  • Propos recueillis par Justine Guitton-Boussion

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