Le survivalisme, pratique apocalyptique aux multiples visages

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Culture et idéesLe survivalisme s’installe en France et atteint désormais la sphère écologiste. Dans « Survivalisme », le sociologue Bertrand Vidal décrit les multiples facettes d’un mouvement ambivalent, né à l’extrême droite et nourri par l’imaginaire de l’Apocalypse.
Il est loin, le temps des « parano[s] solitaire[s], terré[s] dans un bunker truffé de pièges, de boîtes de haricots en conserve et n’hésitant pas à tirer à vue sur tout ce qui bouge » dans l’attente de la fin du monde. Depuis l’invention du terme dans les années 1960 par l’essayiste d’extrême droite étasunien Kurt Saxon — de son vrai nom Donald Eugene Sisco —, le « survivalisme » a fait peau neuve. Désormais placé sous le signe de l’autonomie, du retour à la nature et de la sortie du « système », le survivalisme de ceux qui s’autodésignent comme preppers (les « préparés ») a fait siennes nombre de problématiques écologistes.
C’est à cette mutation historique du mouvement survivaliste que s’attaque Bertrand Vidal, sociologue à l’université Paul-Valéry de Montpellier, dans son ouvrage Survivalisme. L’essai, à l’image des survivalismes contemporains, cultive l’hétéroclite. À la fois enquête sociologique de terrain brossant des portraits de protagonistes, analyse médiatique des pratiques des réseaux survivalistes en ligne, histoire de la peur dans la société moderne et épistémologie du rôle social de la science actuelle, Survivalisme multiplie les angles d’approche d’un phénomène de société aux enjeux bien plus larges qu’une banale mode passagère.
« Le système », là où s’amassent « les zombies » consuméristes
Car la diversité des survivalismes en dit long sur notre société, sur les moyens de la changer, et sur ses contradictions. Partir à la campagne, comme Raffaele, Francilien désormais installé comme paysan dans les montagnes cévenoles, relève-t-il d’un choix délibéré de la résilience en cas d’effondrement du « système », d’une aversion profonde pour un modèle urbain jugé corrompu et décadent, ou bien des deux ? Qu’y a-t-il de commun entre Richard, « anachorète sans âge à la barbe hirsute et au teint hâlé » qui s’en va « plonger » des jours entiers dans la nature, et Léon, qui entraîne physiquement, et presque militairement, son corps à l’Apocalypse ? Contradictoire ? Seulement si l’on considère le survivalisme comme un tout unifié, alors que le mouvement s’éclate en une kyrielle de chapelles qui vont de l’extrême gauche anarcho-primitiviste à l’extrême droite xénophobe et libertarienne. En court-circuitant soigneusement le centre, « le système », là où s’amassent « les zombies » consuméristes. Jusqu’à ce que « The End Of The World As We Know It » (« La fin du monde tel que nous le connaissons »), de son petit nom Teotwawki, sépare le bon grain de l’ivraie. Les « dominants des dominés ». Les « fourmis » qui le « méritent » des « cigales » de La Fontaine.
Au-delà du phénomène de société, mis en lumière par la « fin du monde » en 2012, le survivalisme interroge les fondements de nos croyances. Le survivalisme témoigne en effet de deux évolutions concomitantes. D’une part, la défiance croissante d’une partie du corps social vis-à-vis du modèle scientifico-technicien du savoir, tenu pour partie responsable du dérèglement climatique en cours ; d’autre part, le regain d’autres formes de croyance, dont une part significative relève du mysticisme. Ainsi, Teotwawki n’est pas seulement une possibilité, il devient souhaitable pour certains survivalistes : « Il couronnera les élus et amènera dans le même temps la damnation des “cigales” et autres “zombies” incapables de s’affranchir du système et de son idéologie consumériste juste à temps. »
« Nos angoisses primordiales sont restées sensiblement les mêmes »
Mais la contamination du savoir rationnel par une pensée apocalyptique dépasse le seul cadre du survivalisme. En tant que sociologue des imaginaires, Bertrand Vidal démontre la prégnance dans l’ensemble des classes sociales de l’idée que le monde court à sa perte. Il n’en est pas jusqu’aux milieux scientifiques qui échappent à ce pessimisme anxiogène. On ne compte plus les publications et les rapports prédisant, telle Cassandre, la fin de toute vie sur Terre d’ici peu. « Seule différence avec les époques précédentes : la prospective tend à remplacer la divination. Si les porte-paroles de la fin des temps ont changé, nos angoisses primordiales sont quant à elles restées sensiblement les mêmes, seul l’argumentaire a été modifié, transformant les augures antiques en de véritables paroles d’experts. »
Loin de porter le discrédit sur un ensemble de pratiques longtemps décriées ou de les porter aux nues, l’enquête de Bertrand Vidal invite à reconsidérer la place des mouvements survivalistes au sein du champ écologiste. Voire, à renverser le point de vue : et si c’était plutôt les écologistes qui sont des survivalistes dans l’âme ?

- Survivalisme. Êtes-vous prêts pour la fin du monde ?, de Bertrand Vidal, éditions Arkhé, mai 2018, 260 p., 18,90 €.