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Prônant le repli sur soi, le survivalisme s’installe en France

Fans de survie en plein air, prophètes des catastrophes à venir et citoyens en marge de la société de consommation ont rendez-vous ce weekend à Paris au Salon du survivalisme. La recherche d’autonomie qui anime ce mouvement reflète l’individualisme dominant.

  • Paris, reportage

Au Salon du survivalisme, on trouve de tout. Des couteliers et des formations de survie en pleine nature se tiennent non loin de stands d’aquaponie et de construction d’éoliennes. Entre les deux, un exposant vante le dernier modèle d’un 4x4 tout-terrain. Comme autant de facettes d’une philosophie axée sur la résilience en cas de crise.

Clément Champault, l’un des trois organisateurs du Salon, revendique ce caractère éclectique : « Sous l’étiquette de “survivaliste”, on regroupe des tas de pratiques différentes. Nous avons mis en place cet événement pour illustrer la diversité du mouvement. » À ses yeux, le survivalisme souffre d’une mauvaise image médiatique : « On le caricature souvent avec l’image apocalyptique et anxiogène du type barricadé dans son bunker, entouré d’armes et de conserves. Ça, c’est le survivalisme à l’américaine. Avec ce salon, nous avons essayé de dédiaboliser le survivalisme à l’européenne. »

« Le survivalisme est une histoire des peurs collectives » 

Bon nombre des participants au Salon soulignent le fossé existant entre les survivalismes de part et d’autre de l’Atlantique. Olivier, un visiteur qui se dit « survivaliste depuis deux ans », explique la différence : « Les gars, aux États-Unis, se préparent à une invasion de zombies ou d’extraterrestres. C’est de la pure science-fiction, c’est pas prêt d’arriver ! » Au contraire, le survivalisme européen se définirait par son « rapport plus sain à l’environnement », comme l’affirme Mickael, un autre visiteur.

Au Salon du survivalisme, vendredi 23 mars.

Bernard Vidal, chercheur à l’université Paul-Valéry de Montpellier et auteur d’un livre à paraître sur les survivalistes, rappelle l’histoire du mouvement, qui à l’origine n’a rien d’écologiste : « Le terme “survivalisme” naît dans les années 1960 sous la plume de Kurt Saxon, le pseudonyme de Donald Eugene Sisco, un libertarien xénophobe d’extrême droite. Sa crainte était de voir la société fragilisée par les communistes, les immigrés et les étudiants. » Depuis, le survivalisme a bien changé, et a pris son virage écologiste dans les années 2000, en arrivant en Europe : « Le survivalisme est une histoire des peurs collectives. Dans les années 1960, c’était la peur de la Guerre froide. Aujourd’hui, avec l’angoisse du dérèglement climatique, le survivalisme se préoccupe de l’environnement. »

Au Salon, les visiteurs recherchent cependant davantage l’autonomie vers laquelle conduisent certaines technologies écologistes que la protection de la planète. Aquaponie, permaculture, éoliennes miniatures et panneaux solaires sont régulièrement cités parce qu’ils permettent de « reprendre le contrôle économique et politique de sa vie », comme l’explique Mickael. Lui-même ambitionne de quitter Paris pour « construire à la campagne une maison complètement autonome en nourriture, en eau et en électricité ». Olivier, de son côté, renverse les termes de la proposition : le survivalisme ne vise pas tant le « rejet de la société de consommation actuelle » qu’une « vie normale et saine, comme celle de nos grands-parents, qui étaient survivalistes sans s’en rendre compte ». L’autonomie peut également avoir des visées plus modestes que la sortie du système marchand. Ronan, grand amateur de randonnées de passage au Salon, ne désire que « savoir se débrouiller dans la nature pour ne pas courir de danger ».

 « Phagocyter le survivalisme en désignant des coupables des catastrophes »

Pris sous cet angle de la recherche de l’autonomie, le survivalisme intéresse Pablo Servigne, chercheur en « collapsologie » et coauteur de Comment tout va s’effondrer, qui voit dans le mouvement un « chemin à prendre pour apprendre à vivre sans le confort de la société industrielle ». Et d’ajouter : « C’est une posture tout à fait légitime au vu des possibilités d’effondrement de cette société. »

Toutefois, la quête d’autonomie en marge de la société de consommation peut conduire à rompre avec la solidarité chère à l’écologie politique. « En cas de problème, ma famille et moi avons de quoi tenir pendant plusieurs semaines chez nous. Mais on se méfie de la coopération entre voisins. Elle fait souvent ressortir les mauvais côtés de la nature humaine », dit froidement Olivier.

Le besoin du survivaliste de sécuriser son territoire se fait sentir par l’importance accordée aux stands d’armements — couteaux, haches et machettes, vendus comme outils — et… à l’armée. Au milieu du Salon, le 27e Bataillon de chasseurs alpins occupe une tente et alpague les passants. Capitaine dans les services de recrutement de l’armée, Jean-Baptiste Petrequin justifie la présence militaire : « Nous cherchons des jeunes qui pratiquent l’outdoor et le trekking. Les fondamentaux du survivalisme sont les mêmes qu’à l’armée. » Au-delà du stand officiel, de nombreux anciens militaires ont monté leur entreprise de vente au grand public des techniques de survie apprises dans les forces spéciales. C’est le cas de la société Loups de guerre training, créée par d’anciens commandos des forces spéciales et des parachutistes, qui propose des formations à la survie en plein air. « Les techniques de survie se transfèrent de l’armée au civil », explique Pascal Desseigne, l’un des responsables. Les formations de ce type ont le vent en poupe : aujourd’hui, Loups de guerre training en organise une par mois, alors que l’an dernier, c’était tous les deux mois.

« La vie ne sépare pas les hommes et les femmes. Quand il s’agit de survivre, c’est tous ensemble ! »

En partie militarisée, l’autonomie peut aussi déboucher sur la suspicion envers l’autre, quitte à pencher vers l’extrême droite. « Des personnalités comme Alain Soral ou Piero San Giorgio [essayiste suisse, auteur de Survivre à l’effondrement économique et proche de Soral] tentent de phagocyter le survivalisme en désignant des coupables des catastrophes », regrette Bertrand Vidal. Justement, San Giorgio fait partie des invités du Salon, où il tient à deux reprises une conférence sur « l’effondrement économique et l’importance de l’autonomie dans la vie quotidienne ».

Toutes les personnes présentes au Salon ne partagent pas pour autant cette conception fermée de l’autonomie et de l’écologie. Raphaëlle Browaeys, au stand de Jimini’s, une entreprise qui commercialise des produits à base d’insectes, s’étonne du caractère hétéroclite du Salon : « J’avoue que ça fait bizarre d’être au même endroit que l’armée. » De son côté, Jans, un visiteur intéressé par les éoliennes et le solaire, estime qu’il vaut mieux « focaliser nos énergies pour que la catastrophe n’arrive pas au lieu de s’y préparer ».

Quant aux quelques femmes — encore plus rares lorsqu’elles viennent seules — présentes au Salon, elles soulignent la prédominance de la gent masculine, blanche et souvent quinquagénaire. « C’est très masculin, remarque Lisa, venue préparer un grand voyage. Les hommes s’intéressent surtout aux choses militaires. » Néanmoins, les visiteuses considèrent qu’il faut décloisonner le survivalisme de son discours « viriliste ». Comme le résume Grace : « La vie ne sépare pas les hommes et les femmes. Quand il s’agit de survivre, c’est tous ensemble ! »

Cette forme d’ouverture du survivalisme séduit Pablo Servigne, qui, très intrigué par ce mouvement et conscient de tous ses paradoxes, lui consacrera son prochain ouvrage. « Il existe un gradient entre deux postures : d’un côté, l’adage selon lequel “quand on est seul, on va plus vite”, et de l’autre, “ensemble, on va plus loin”. Le survivalisme cherche un équilibre entre ces deux pôles », explique-t-il. D’où le caractère quelque peu bipolaire du mouvement. Ce qui conduit le collapsologue à conclure : « Il faut accepter et dompter le survivaliste en nous. »


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