Le système de contrôle de la pollution automobile est totalement défaillant

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Plusieurs véhicules Renault dépassent énormément les normes d’émission d’oxydes d’azote, comme l’a révélé Reporterre et l’a confirmé la commission Royal. Mais, derrière le cas de la marque au losange, c’est tout le système d’homologation européen qui doit être mis au banc d’essai.
Après Volkswagen, c’est au tour de Renault de se retrouver dans la tourmente. Son modèle Captur dépasse largement le seuil européen d’émissions d’oxydes d’azote (NOx), un gaz toxique et irritant, fixé à 80 mg/km depuis septembre 2015, selon la norme Euro 6.
Ces dépassements de normes ont été constatés par la commission chargée d’une enquête approfondie sur les émissions de polluants des voitures particulières, créée par le ministère de l’Écologie suite au scandale Volkswagen. Constituée le 25 septembre 2015, jour même où Reporterre révélait que des véhicules Renault dépassaient largement les limites de pollution la commission doit vérifier 100 véhicules de marques françaises et étrangères tirés au hasard, selon un protocole inédit combinant tests en laboratoire, sur piste et sur route. Elle en a déjà expérimenté 22, parmi lesquels le modèle Captur.
Des dépassements « d’un facteur quatre ou cinq »
Les résultats des tests ne seront rendus publics que lorsque la commission aura testé l’ensemble des voitures. Mais les premiers tests « montrent des dépassements des normes, pour le CO2 et les oxydes d’azote, sur des modèles concernant plusieurs constructeurs étrangers et un constructeur français », a annoncé Mme Royal, jeudi 14 janvier. D’après une membre de la commission contactée par Reporterre, les écarts constatés entre les normes européennes et les émissions du modèle Renault Captur sont « d’un facteur quatre ou cinq ».
- Vidéo : Point presse de Ségolène Royal, jeudi 24 janvier
Pour l’ONG Deutsche Umwelthilfe (DUH), ces résultats ne sont pas surprenants. Son étude sur les émissions de NOx d’un Renault Espace, publiée en novembre 2015, et que le gouvernement français refusait d’entendre fait état d’impressionnants dépassements de normes. Pour la première en France, nous la publions dans la traduction française qu’a réalisé DUH pour informer le gouvernement et les citoyens. L’étude révèle que la voiture ne respecte la limite européenne de 80 mg/km de NOx que dans deux épreuves sur huit. Dans les six autres tests, les niveaux d’émissions de NOx mesurés s’échelonnent entre 235 et 2,061 mg/km, soit de 3 à 26 fois le seuil autorisé !

Comment expliquer de tels écarts ? Pour être autorisés à circuler, tous les véhicules doivent réussir un test d’homologation comportant des mesures d’émissions. Il s’agit du Nouveau cycle européen de conduite (New European Driving Cycle, NEDC), instauré en 1990 par l’Union européenne.
« On met la voiture sur un banc à rouleaux, dans un bâtiment où l’air est purifié et climatisé », décrit à Reporterre Luis Le Moyne, directeur de l’Institut supérieur de l’automobile et des transports (Isat). Pendant 11 minutes, le véhicule est soumis à un cycle de conduite prédéfini d’une vitesse moyenne de 33,6 km/h, avec une pointe à 120 km/h. « Ces conditions normalisées permettent d’effectuer toujours le même test et de comparer les véhicules entre eux », explique M. Le Moyne.

Problème, le NEDC peut être contourné par un logiciel fraudeur, comme l’a révélé le scandale Volkswagen. Ces « dispositifs d’invalidation » (Defeat Device, en anglais), selon le jargon européen, sont capables de détecter les conditions du test (température, vitesse du véhicule, etc.) et de « bloquer » une partie des émissions. Ils sont interdits par l’Union européenne, comme le spécifie l’article 5 du règlement n° 715/2007.
Renault a-t-il recouru à ce trucage ? S’agissant du Renault Captur, « les tests n’établissent pas l’existence de logiciels de fraude, tels que celui de Volkswagen, sur les véhicules testés des autres marques », a affirmé la ministre de l’Écologie.
Certains membres de la commission se montrent plus prudents. « Pour détecter un logiciel fraudeur, il faut réaliser une étude approfondie de la boîte noire du véhicule et la compléter par d’autres mesures, comme les perquisitions de la DGCCRF [1], explique à Reporterre Frédéric Blanc, juriste à l’UFC-Que Choisir. On ne peut pas dire, à ce stade, s’il y a eu recours à la fraude. » Raymond Lang, spécialiste transports et mobilités durables à France nature environnement, juge que « seul un organisme spécialisé qui ferait des investigations pourrait arriver à détecter un logiciel fraudeur ».
« Tant que le constructeur ne se sera pas expliqué, il y aura des soupçons »
Concernant le Renault Espace, Axel Friedrich, qui a codirigé le rapport de DUH, se dit troublé par le fait que seuls les tests précédés la veille par trois cycles sur autoroute permettent d’obtenir des résultats conformes aux normes européennes (cf. tableau ci-dessus). Or, « la règle des trois cycles extra-urbains en préalable au test a été mise en place autrefois pour nettoyer le filtre à particules et éviter qu’on ne prenne en compte d’anciennes particules dans les mesures. Mais aujourd’hui, c’est devenu inutile : les filtres à particules se régénèrent d’eux-mêmes », explique-t-il. Ces trois cycles permettraient-ils à la Renault Espace d’anticiper un test et de bloquer ses émissions de NOx ? « Les résultats sont pour le moins surprenants et ne peuvent pas s’expliquer avec des paramètres purement techniques, se contente de souligner M. Friedrich. C’est donc au constructeur de s’expliquer. Tant qu’il ne l’aura pas fait, il y aura des soupçons. »
Ces écarts de résultats peuvent s’expliquer autrement, avance M. Le Moyne. « On remarque que la Renault Espace émet plus de NOx quand elle est testée moteur chaud, observe le directeur de l’Isat. C’est normal : les NOx se forment lorsqu’on fait chauffer l’air à plus de 1.500°C, une température habituelle quand le moteur est chaud. Or, les mesures d’émissions du NEDC se font sur un moteur froid. » Renault semble avoir optimisé ses systèmes antipollution pour réussir le test d’homologation réalisé moteur froid, sans chercher à les rendre efficaces sur toute la plage d’utilisation de la voiture. Il ne serait pas le seul à avoir fait ce choix, d’après M. Le Moyne : « Il y a quelques années, Peugeot a introduit un nouveau filtre à particules très efficace. Volkswagen a réagi en annonçant qu’il ne l’utiliserait pas, parce qu’il était capable de réussir le test d’homologation simplement en réglant le moteur. »
Quant à Renault, il explique son échec aux tests par des lacunes dans ses systèmes de dépollution, composés d’une vanne EGR (Exhaust Gas Recirculation, redirection des gaz d’échappement, en français) et d’un « piège à NOx ». Cette vanne EGR ne fonctionne de manière optimale que lorsque la température est comprise entre 17 et 35 °C, ont affirmé des cadres du groupes devant la commission Royal. La marque au losange s’est engagée à présenter un plan d’amélioration fin mars.

Le constructeur a fini par recevoir, mardi 19 janvier, quelques journalistes sélectionnés dans la presse économique. Qui ont posé la question : Renault contrevient-il au règlement européen de 2007, qui dit que « l’utilisation de "dispositifs d’invalidation” qui réduisent l’efficacité des systèmes de contrôle des émissions est interdite » ? Le constructeur a écarté l’hypothèse, d’après Les Échos : une clause du règlement européen prévoit que l’utilisation de « dispositifs d’invalidation » se justifie en cas de « protection du moteur et pour le fonctionnement en toute sécurité du véhicule » (selon l’article 5 du règlement n° 715/2007). On pourrait interpréter cette phrase comme l’aveu que Renault a recouru à un tel « dispositif d’invalidation ».
Enlever le rétroviseur et coller du scotch pour tromper le test
Quoi qu’il en soit, ces écarts d’émissions constatés dans le cadre de tests en laboratoire qui diffèrent à peine les uns des autres donnent le coup de grâce à l’homologation NEDC, contestée depuis plusieurs années parce qu’elle ne reflète pas le comportement du véhicule en conditions réelles. En juin 2014, l’Ademe soulignait que « le cycle NEDC n’est pas représentatif des émissions des véhicules lors de leur usage réel, ce qui conduit à sous-estimer, entre autres, les émissions de NOx des véhicules Diesel ». « Si l’on regarde la consommation, des tests plus larges effectués par des véhicules auto montrent que quasiment tous les constructeurs ont des écarts de 30 à 70 % entre l’homologation et la conduite en conditions réelles », dit Denis Baupin, vice-président (EELV) de l’Assemblée nationale et membre de la commission.
Ces écarts s’expliquent en partie par des conditions de test en laboratoire très différentes des conditions réelles de conduite (absence de vent, température constante, pas de côtes, accélérations très douces). Mais aussi, par les astuces d’optimisation déployées par les constructeurs lors de l’homologation. « On peut optimiser le véhicule pour qu’il améliore ses performances en l’allégeant, en prenant des roues qui ne seront pas utilisées en conduite réelle, en effectuant certains réglages moteur, » confirme M. Le Moyne. « On met du Scotch sur les portières, un lubrifiant super puissant dans le moteur, on enlève le rétroviseur droit et on surgonfle les pneus », complète Jean Thévenon, responsable transport et mobilités durables à FNE.

« [L’optimisation] est permise par les textes en vigueur et pratiquée, par conséquent, légalement : des tolérances sont admises pour certains paramètres d’essais », a reconnu le 25 novembre Béatrice Lopez de Rodas, directrice de la société Utac-Ceram (le groupe français d’homologation), devant la mission d’information sur l’offre automobile française de l’Assemblée nationale. Le processus est d’autant plus opaque que le dossier d’homologation « n’est pas public » et que l’Utac n’est « pas habilité à diffuser [les] données », explique Mme Lopez.
L’indépendance de l’Utac est régulièrement remise en cause dans la mesure où les constructeurs automobiles paient pour les tests d’homologation. « PSA et Renault représentent 12 ou 13 millions d’euros sur les 50 millions de chiffres d’affaires de l’Utac. Nous leur vendons tous types de prestations – événementiel compris », indique le P-DG de l’Utac, Laurent Benoit, devant la mission d’information de l’Assemblée nationale. Renault et PSA fournissent donc plus de 20 % de ses revenus à l’Utac. Des clients à ne pas s’aliéner ? Surtout que « les constructeurs français ne sont pas obligés de passer par nous », précise le P-DG, dans la mesure où une homologation délivrée dans un État membre de l’Union européenne est valable dans les 27 autres. « On entend souvent que nous subissons une pression de la part des constructeurs pour délivrer des homologations. Il faut savoir que nous appliquons les tests », tranche Mme Lopez.
Par ailleurs, l’Utac est présentée par le site societe.com comme une société anonyme par actions simplifiée (SAS) avec un actionnaire unique : « le Comité des constructeurs français d’automobiles (CCFA) », souligne Delphine Batho, députée et rapporteure de la mission d’information. Ce que conteste M. Benoit : « Utac est bien une union de syndicats. (…) Au sein du conseil d’administration, le CCFA est minoritaire en voix. »
« Un problème de transparence »
Une réforme en profondeur s’impose pour assainir le système d’homologation. Un nouveau protocole d’homologation baptisé « Procédure mondiale harmonisée d’essai pour les véhicules légers » (Worldwide harmonized Light vehicles Test Procedures, WLTP), et comprenant un test en conditions réelles, devrait être instauré dans l’Union européenne en septembre 2017.
Mais le chemin est encore long. Le 28 octobre, les 28 États membres de l’Union se sont en effet prononcés pour des tests d’émissions polluantes des véhicules en conditions réelles de conduite, mais ont autorisé des dépassements de 110 % pour les oxydes d’azote (NOx) entre 2017 et 2019, et de 50 % après 2020. À Delphine Batho qui réclamait le compte-rendu des réunions, son interlocuteur de la Commission européenne a répondu « qu’il n’était pas autorisé à diffuser la liste des participants à ce comité. Ce qui pose un problème de transparence », a estimé la députée.
Le vote de cette décision au Parlement européen, prévu cette semaine du 18 janvier, a été repoussé à février. « Il faut bien surveiller ce qui se passe, insiste Charlotte Lepitre, coordinatrice santé environnement chez France nature environnement. Et ne pas oublier la vraie question : que faut-il faire pour limiter les émissions ? La mauvaise qualité de l’air est la première cause de mortalité chez les humains. C’est la santé des citoyens qui est en jeu. »