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Pollutions

Le tabac pollue : écolos et fumeurs, ils témoignent

Pesticides, travail des enfants... L’industrie du tabac est une catastrophe environnementale et sociale. Comment les écologistes fumeurs gèrent-ils leur rapport à la cigarette ? Reporterre leur a posé la question.

Fumer tout en étant écolo, une contradiction ? Près d’un tiers des Français fument [1] et les militants écolos ne font pas exception. Or, si le sujet est souvent abordé par le biais médical — la cigarette tue plus de 8 millions de personnes dans le monde chaque année, dont 75 000 en France —, on parle trop peu de ses conséquences environnementales.

Les chiffres publiés récemment par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) donnent le tournis. Un exemple ? L’industrie du tabac émet chaque année 84 millions de tonnes de CO2soit un cinquième du dioxyde de carbone produit par l’industrie du transport aérien de passagers. Quant à la quantité d’eau utilisée pour cultiver, produire et importer 1 kilogramme de tabac, elle correspond aux besoins en eau potable d’une personne pour une année entière. On pourrait aussi citer la déforestation que le secteur engendre, les déchets qu’il induit, ou encore la dose massive de pesticides dont il dépend. Sans oublier les conditions de travail de celles et ceux qui cultivent la plante : en 2011, plus d’1,3 million d’enfants de moins de 14 ans travaillaient dans des champs de tabac. Bref, comme le raconte à Reporterre le cardiologue Olivier Milleron, « si beaucoup d’industries sont écologiquement problématiques, celle du tabac, qui a été précurseuse de tout ce qu’il y a de plus choquant dans le capitalisme, l’est de façon absolument monstrueuse ».

« Les militants agissent globalement en accord avec leurs convictions : la plupart ne prennent plus l’avion, sont végétariens… Pour le tabac, c’est plus compliqué. » Flickr / CC BY-NC-ND 2.0 / Greg Jordan

Son livre Pourquoi fumer, c’est de droite (éd. Textuel), paru ce mercredi 7 septembre, a été le point de départ de cet article consacré au tabac dans les milieux écolos. Comment ces militants vivent-ils cette addiction contraire à leurs convictions politiques ? Pourquoi les mouvements écolos ne s’emparent-ils pas davantage de cette problématique ?

« On réfléchit à comment on pourrait produire notre propre tabac »

De l’avis de tous nos interlocuteurs, la pollution engendrée par le tabac est globalement un non-sujet dans les milieux écolos. « C’est une chose dont on ne discute que rarement dans nos mouvements, qui abritent de nombreux fumeurs. La question du tabac est beaucoup plus dépolitisée que celle de la viande par exemple », dit François [*], 29 ans, membre d’un collectif dans le sud de la France. Lui-même fume environ trois cigarettes roulées par jour, qu’il pique la plupart du temps à des potes : « Je suis un fumeur assez opportuniste, je n’assume pas trop d’aller chez le buraliste. Au-delà de l’enjeu des mégots, je suis bien conscient que la production de tabac n’est pas bonne pour la planète. Avec des amis, dans une démarche d’autonomisation politique par rapport au système capitaliste, on réfléchit à comment on pourrait produire notre propre tabac. » En France, la culture du tabac, très demandeuse de main-d’œuvre, est de nos jours quasi inexistante [2]. La Chine, le Brésil et l’Inde, pays aux normes sociales et environnementales peu contraignantes, dominent largement ce juteux marché. Tous les ans, 6 000 milliards de cigarettes sont produites.

Lire aussi : Pesticides, déchets... L’industrie du tabac détruit l’environnement

Comme le souligne l’ex-fumeur Olivier Milleron, la cigarette ne relève en rien d’un besoin vital. Certes, dit François, mais il est « difficile d’être au taquet sur tous les sujets ». Un avis partagé par Julien [*], activiste climatique à Montreuil (Seine-Saint-Denis) : « C’est effectivement une industrie dégueulasse, mais, de la même manière, on ne s’attaque pas plus que ça à McDo : on ne peut pas être sur tous les fronts. » Fumeur depuis douze ans à raison d’une dizaine de cigarettes par jour, il met aussi en avant un enjeu d’efficacité politique, essentiel en ces temps d’urgence écologique : « Il est plus stratégique pour nous de nous attaquer à Total qu’à l’industrie du tabac. »

« Ça n’est pas une pratique comme les autres, c’est une addiction »

Pour Mélanie [*], 26 ans, dur d’être confronté à « certaines contradictions pas très agréables ». « Comment initier une action contre l’industrie du tabac alors que toi-même, tu n’arrives pas à te mettre en adéquation ? Les militants agissent globalement en accord avec leurs convictions : la plupart ne prennent plus l’avion ou du moins rarement, achètent leurs fringues en seconde main, sont végétariens… Pour le tabac, c’est plus compliqué : ça n’est pas une pratique comme les autres, c’est une addiction. » À l’autre bout du fil, on entend la militante, qui prend part à des actions de désobéissance civile, tirer sur sa cigarette électronique : elle qui fume depuis onze ans est passée à la vapoteuse depuis trois ans pour des raisons financières. L’activiste a sciemment omis de regarder les effets de cette consommation sur l’environnement. « Les batteries et résistances qu’il faut changer régulièrement, les liquides emballés dans du plastique, les conditions de production de tous ces produits… Ce n’est pas supportable pour moi d’avoir ces infos sous les yeux, d’autant que, pour l’instant, c’est impossible d’imaginer arrêter de fumer : je suis hyper addict et trop anxieuse. »

Olivier Milleron : « Beaucoup d’industries sont écologiquement problématiques, mais celle du tabac, qui a été précurseuse de tout ce qu’il y a de plus choquant dans le capitalisme, l’est de façon monstrueuse. » © Mathieu Génon/Reporterre

« Il faut avant tout rappeler que le tabagisme est une toxicomanie, et qu’il est très difficile d’en sortir, complète le médecin Olivier Milleron. Au-delà des raisons médicales, cela va peut-être être plus facile d’arrêter si on se persuade de le faire pour des raisons politiques et par anticapitalisme. Si un tel discours était repris par la gauche de la gauche, cela pourrait peut-être avoir des effets sur un certain nombre de militants. »

L’industrie du tabac et la « stratégie du doute »

Charlotte, 28 ans, est de ces personnes-là : cette ingénieure vivant dans l’ouest de la France a arrêté de fumer il y un an, essentiellement pour des raisons écologiques. « Mon engagement écolo s’est fait progressivement. J’ai d’abord arrêté de manger de la viande, puis de prendre l’avion, puis j’ai commencé à être zéro déchet chez moi… Et, au bout d’un moment, j’ai commencé à me sentir mal avec le fait de fumer : d’un côté, je m’interdisais plein de choses, et, de l’autre, je continuais à acheter des clopes alors que cela finance les pires capitalistes du monde. » Après un week-end à fumer non-stop, en 2021, elle éteint sans regret sa dernière cigarette… sans pour autant juger les autres fumeurs, elle qui ne « croi[t] pas du tout à la "pureté militante" ». L’ex-militante d’Alternatiba note également les moyens surpuissants de cette industrie qui, à coup de campagnes de marketing savamment distillées, a réussi à associer le tabac à tout un imaginaire libertaire.

« On nous dit tellement qu’il faut arrêter [la cigarette] que l’on peut avoir l’impression que fumer relève de la rébellion. L’industrie du tabac joue beaucoup là-dessus », explique Olivier Milleron. Qui souligne comment la « stratégie du doute » inventée dans les années 1950 par les industriels du tabac est aujourd’hui reprise par moult multinationales climaticides, dont Total : « L’idée de cette stratégie était de financer des scientifiques, des politiques ou encore des campagnes dans la presse pour nier la dangerosité du tabac. De nos jours, c’est une technique reprise par les défenseurs du glyphosate, par exemple. » Les pratiques de l’industrie du tabac choquent également Julien : « C’est l’incarnation du capitalisme dans tout ce qu’il a de plus atroce. Il y a quand même un truc assez absurde avec la cigarette : en fumant, on bousille nos propres vies, celle des autres, mais aussi la planète. » Et d’ajouter : « C’est pas possible : je vais finir par arrêter de fumer ! »

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