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TribuneCatastrophes nucléaires

Les Japonais sont devenus antinucléaires

Les conséquences de la catastrophe nucléaire vécue par le Japon sont désastreuses mais les pronucléaires tentent de relancer cette industrie. Pourtant, explique l’auteur de cette tribune, la population japonaise résiste et s’oppose dorénavant à l’énergie atomique.

Mathieu Gaulène est journaliste et spécialiste du Japon, où il réside depuis six ans. Il vient de publier Le nucléaire en Asie. Fukushima, et après ? (éditions Philippe Picquier, 2016).


La triple catastrophe du 11 mars 2011 restera à jamais gravée dans la mémoire des Japonais. Succédant à un séisme et à un tsunami d’une ampleur inédite, l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima 1 a plongé le pays dans l’angoisse pendant de nombreuses semaines, au rythme des explosions des bâtiments de la centrale et des annonces contradictoires sur la fusion des réacteurs et la contamination des terres et de l’océan.

Dans cette centrale éventrée, les fuites d’eau radioactives se poursuivent cinq ans après. En sus des nappes phréatiques contaminées, Tepco rejette volontairement depuis septembre dernier plus de 300 tonnes d’eau « traitée » contenant du tritium radioactif chaque jour dans l’océan. Il est toujours impossible de déterminer où sont les coriums, les masses de combustibles fondus des réacteurs 1, 2 et 3, et aucune technique ne permet pour l’heure de les retirer ou de les isoler.

Les conséquences, qu’elles soient sanitaires, sociales ou économiques, s’annoncent également désastreuses. Concernant les 37.000 « liquidateurs » qui se sont succédé dans la centrale de Fukushima 1, Tepco ne reconnaît qu’un seul cas de travailleur atteint d’un cancer Mais, entre les milliers de dossiers « égarés », le système pyramidal avec huit niveaux de sous-traitance, et la gestion discrète mais réelle du recrutement de ces travailleurs pauvres par les yakuzas, il y a tout lieu de penser que le vrai chiffre des victimes ne sera jamais réellement connu.

Tokyo vit sans nucléaire depuis près de cinq ans

Pour les 300.000 enfants de Fukushima suivis, le chiffre de cancers de la thyroïde croit inexorablement. Il est officiellement établi à 116 cas aujourd’hui, alors que la prévalence en temps normal est d’1 cas sur un million. Là encore, il y a tout lieu de penser que ce chiffre risque d’augmenter : le docteur Yamashita du CHU de Fukushima, en charge de ce suivi jusqu’en 2013, a cru bon dans les premiers jours de la catastrophe nucléaire d’ordonner que l’on ne distribue pas des pastilles d’iode « pour ne pas affoler la population ».

La liste des conséquences serait longue. Pourtant, au premier abord, rien ne semble avoir changé dans la société japonaise. Le Premier ministre, Shinzô Abe, connu pour son orientation pronucléaire est de retour au pouvoir depuis trois ans et, à l’été 2015, des réacteurs ont redémarré… non sans de graves dysfonctionnements : défaillance d’une pompe du circuit de refroidissement dans la centrale Sendai de Kagoshima, fuites radioactives et arrêt d’urgence inexpliqué le mois dernier de la centrale de Takahama. Tout concorde pour penser que le Japon poursuit son chemin sur la voie chaotique du nucléaire.

Manifestation des antinucléaires japonais autour du Parlement, fin juillet 2012, à Tokyo.

Mais, à y regarder de plus près, cette relance du nucléaire ne se fait pas sans une résistance dans la population japonaise. Depuis cinq ans, sondage après sondage, on observe une tendance claire et majoritaire au rejet du nucléaire : le Japon a vécu plus de trois ans avec zéro nucléaire, les Japonais s’en sont bien accommodés et tournent leur espoir vers le renouvelable. Au passage, notons que le réseau électrique est déconnecté entre la partie est de l’île principale du Japon et sa partie ouest – là où se font les redémarrages. Tokyo, métropole de 30 millions d’habitants, vit donc sans nucléaire depuis près de cinq ans désormais !

Cette opposition s’exprime très régulièrement dans la rue, avec une vigueur nouvelle depuis Fukushima. À partir de 2012, c’est devant les fenêtres de la résidence officielle du Premier ministre que furent organisés chaque vendredi soir des rassemblements contre le redémarrage des centrales, atteignant un record de 150.000 manifestants le 29 juin 2012. Du jamais vu au Japon depuis plus de trente ans.

Le thème étant transversal à plusieurs courants politiques, les candidats antinucléaires, majoritaires parfois en termes de voix, ont eu du mal à se rassembler en un seul parti. Ceci s’accompagnant d’un désarroi à l’égard des institutions politiques, le taux d’abstention aux élections législatives frôlant les 50 % au Japon.

Réveil des consciences

L’opposition s’exprime aussi sur le terrain judiciaire. En avril 2015, une cour de justice de la préfecture de Fukui avait ordonné le non-redémarrage des réacteurs 3 et 4 de la centrale de Takahama, suite à une plainte d’un groupe de citoyens mené par Hiroyuki Kawai, un avocat résolu à faire définitivement fermer toutes les centrales nucléaires japonaises. La décision avait été rejetée en appel quelques mois après, et les réacteurs furent redémarrés. Cependant, mercredi 9 mars 2016, la cour de justice de la préfecture de Shiga a ordonné de nouveau la mise à l’arrêt de ces deux réacteurs, le juge estimant que l’opérateur Kepco « n’avait pas fourni des explications démontrant que la sûreté des habitants pouvait être assurée ». Par ailleurs, à Tôkyô, ce sont trois ex-dirigeants de Tepco qui ont été mis en examen fin février, pour « négligence professionnelle ayant entraîné des décès ». La bataille judiciaire entre groupes de citoyens et lobby nucléaire ne fait que commencer et risque d’être longue.

L’accident de Fukushima a donc sans contexte redynamisé le mouvement antinucléaire, et au-delà l’ensemble du mouvement social. En septembre 2015, ce sont là encore tous les vendredi soir que ce sont rassemblés des dizaines de milliers de personnes devant le Parlement, pour s’opposer à la loi sur la sécurité, qui permettra au Japon d’engager à l’avenir son armée au côté des États-Unis dans des guerres incertaines. Les manifestants étaient nombreux à brandir des pancartes contre le redémarrage des réacteurs nucléaires. Ce mouvement était organisé par un nouveau syndicat étudiant, les Sealds, très populaire dans la jeunesse japonaise. Des jeunes et des étudiants en grand nombre dans les manifestations : là encore, personne n’avait vu cela au Japon depuis les années 1960.

Au-delà du Japon, l’accident de Fukushima a eu un impact très important dans le reste de l’Asie et a réveillé les consciences. Si les constructions de réacteurs se poursuivent à marche forcée en Corée du Sud, en Chine et en Inde ,où les militants subissent une répression brutale, certains autres pays tournent le dos à l’atome depuis l’accident. À Taiwan, un sit-in géant de 50.000 personnes au centre de Taipei en avril 2014 a conduit à l’arrêt des travaux de la centrale de Lungmen, et à une promesse de référendum. L’autorité de sureté du nucléaire ayant depuis refusé de prolonger la durée de vie des trois vieilles centrales, Taiwan semble donc se diriger très rapidement vers une sortie du nucléaire.

Idem dans des pays d’Asie du Sud-Est comme l’Indonésie ou les Philippines, où Fukushima a fait l’effet d’une douche froide sur les vieux rêves d’atome : ce sont vers les énergies renouvelables que regardent désormais ces pays, malgré les défis que pose leur développement. Entre reculade et abandon, l’Asie qui fut un temps surnommée « l’eldorado du nucléaire », semble aujourd’hui hésiter à se lancer dans l’aventure périlleuse du nucléaire.


-  Le Nucléaire en Asie par Mathieu Gaulène, éditions Philippe Picquier, 208 p., 13 €.

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