Les aires protégées sont « le plus grand accaparement de terres de l’histoire »

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NatureProtéger 30 % de la planète d’ici à 2030, en créant des aires protégées, est l’un des objectifs du sommet sur le climat et de la COP15. Un « grand mensonge vert », dénonce Survival International, qui pourrait mettre en péril les terres de peuples autochtones et violer les droits humains.
Protéger 30 % de la planète d’ici à 2030, voilà qui paraît ambitieux ! Cet objectif, qui vise à placer un tiers des espaces terrestres sous le statut d’aires protégées d’ici dix ans, devrait être au menu des discussions des dirigeants réunis en sommet sur le climat, ces 22 et 23 avril, à l’initiative du président étasunien Joe Biden. Il devrait surtout être au cœur des négociations et du futur accord de la COP15 « biodiversité », qui se tiendra en Chine en octobre. Aujourd’hui, 15 % de la surface terrestre et 7,5 % des océans bénéficient d’un statut pour leur conservation, qui peut aller d’une interdiction totale de toute activité (pour les parcs nationaux), à des réglementations plus conciliantes, comme dans les parcs naturels régionaux.
De prime abord, ce projet paraît cocher toutes les cases : préservation de la biodiversité, lutte contre le changement climatique et même limitation des pandémies. Il suscite d’ailleurs l’enthousiasme de nombre de scientifiques : « Les aires protégées sont un outil incontournable pour sauvegarder et protéger la biodiversité et assurer le maintien des services écosystémiques essentiels à la vie sur Terre et au devenir des populations humaines, expliquait en novembre dernier Jean-François Silvain, président de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB). Une étude récente montre que si des niveaux variables de protection sont appliqués à 50 % des terres émergées, on pourra stopper l’effondrement de la biodiversité et stabiliser le climat terrestre tout en préservant les terres destinées aux populations autochtones. »
Faux, rétorque Survival International, qui défend les peuples autochtones. L’association tire à boulets verts contre ce projet « 30 x 30 », qualifié de « grand mensonge », et vient de lancer une vaste campagne pour dénoncer ce qu’elle estime être le « plus grand accaparement de terres de l’histoire » : « Trois cents millions de personnes risquent de perdre leurs terres et leurs moyens de subsistance », affirme-t-elle.

Il n’y a « aucune garantie » sur le devenir de ces peuples
« La majorité des aires vont être créées là où il y a de la biodiversité, ce qui correspond bien souvent aux zones de vie des peuples autochtones, s’inquiétait sur Reporterre Fiore Longo, la directrice France de Survival International. Il n’y a aucune garantie sur le devenir de [ces] peuples dans [le projet "30 x 30"]. »
L’ONG documente depuis plusieurs années les abus et les violations des droits humains commises dans des zones nouvellement « protégées » : lors de la création du parc de Messok Dja, en République du Congo, les Baka « n’ont jamais été consultés avant la création de ce parc, constatait par exemple Fiore Longo. Ce sont des chasseurs-cueilleurs, qui ne font aucun mal à la nature comparé aux compagnies forestières. Pourtant, à chaque fois qu’ils souhaitent aller chasser, ils sont arrêtés, frappés, violés par les gardes forestiers payés par le WWF [Fonds mondial pour la nature]. Ils sont en train de mourir de faim ».
Sollicité, le WWF n’a pas pu répondre à temps à notre demande d’entretien. Mais en septembre dernier, son directeur du plaidoyer, Pierre Cannet, affirmait vouloir « intégrer les communautés locales et peuples autochtones au centre des projets et travailler étroitement avec eux pour qu’ils bénéficient des impacts environnementaux et socio-économiques qui en découlent ». Il défendait l’objectif de 30 %, car « il est structurant et permet d’attirer les projecteurs politiques afin d’y raccrocher les moyens nécessaires ».
En 2016, des recherches menées par des associations et l’université d’Helsinki sur les impacts sociaux de trente-quatre aires protégées dans le bassin du Congo ont révélé qu’au moins dix-huit d’entre elles ont été signalées pour des violations des droits humains, et qu’au moins vingt-quatre d’entre elles ont entraîné un déplacement physique et économique de la population locale.
Pourtant, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES, surnommé le « Giec de la biodiversité ») montrait, dans son rapport de 2019, que les pratiques des communautés indigènes — chasse, agriculture, pêche — « sont généralement favorables à la préservation de la biodiversité », voire en sont les garantes. Selon Fiore Longo, « les territoires où vivent des peuples autochtones sont aussi bien sauvegardés, sinon mieux, que des aires protégées, car ils préservent leur lieu de vie, ils ne l’exploitent pas ».

La nécessité de « mesures solides et exécutoires »
Ainsi, nombre de représentants des peuples indigènes sont vent debout contre l’extension des aires protégées. Plus de 230 organisations et experts ont signé une déclaration commune exprimant leurs préoccupations quant à l’objectif des 30 % : « Nous pensons que cet objectif est contre-productif et vient renforcer un modèle de conservation dépassé et non durable qui risque de déposséder les personnes les moins responsables de ces crises de leurs terres et moyens de subsistance », écrivent-elles, demandant que « le Cadre mondial pour la biodiversité [reconnaisse et protège] les droits fonciers collectifs et coutumiers, et adopte des mesures solides et exécutoires en faveur des peuples autochtones et autres communautés dépendantes des terres, qui s’appliqueront à toutes les aires protégées, nouvelles et existantes ».
Leur voix sera-t-elle entendue ? Le président Emmanuel Macron a fait de l’objectif de 30 % l’une de ses priorités écologiques. Survival lui a adressé une lettre l’enjoignant à « s’assurer que les droits des peuples autochtones [soient] respectés ». Signe d’espoir, en novembre dernier, Yann Wehrling, ambassadeur de l’environnement en France, reconnaissait « des inquiétudes relatives à d’éventuelles expulsions de populations autochtones ».
« Pour qu’[elles] adhèrent à l’objectif COP15, il faudra reprendre le langage de l’évaluation IPBES qui souligne bien le rôle essentiel que les peuples autochtones ont dans la préservation de la biodiversité, disait-il. Il faudra rassurer leurs représentants dans les préparations de la COP15. Il faut construire un discours où les activités interdites de ces zones sont les activités minières ou extractives par exemple. »