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ReportageAgriculture

Leur chèvrerie est menacée : la galère de petits paysans

Seule une vingtaine de biquettes compose le troupeau d’Anne Mauvy et de son compagnon.

Dans le nord-Finistère, un couple risque de perdre les terres sur lesquelles il fait pâturer, depuis près de quinze ans, une vingtaine de chèvres. En France, les petites fermes peinent à exister face aux gros agriculteurs.

Lanmeur (Finistère), reportage

C’est une petite chèvrerie, comme on n’en voit plus beaucoup aujourd’hui. Située à Lanmeur, dans le nord-Finistère, la ferme de Kernevez ne comprend qu’une quinzaine d’hectares de terres qui entourent l’habitation et les bâtiments agricoles. Grâce à cette configuration, les chèvres passent facilement de l’étable aux pâturages, où elles broutent une herbe grasse été comme hiver. Seule une vingtaine de biquettes compose le troupeau d’Anne Mauvy et de son compagnon, Jean-Michel Bellour. Le couple d’éleveurs a fait le choix d’un petit cheptel en lactation longue, ce qui leur permet de fabriquer toute l’année un fromage de chèvre bio vendu sur le marché de Lanmeur. Il vient d’ailleurs de remporter la médaille d’or au Concours international de Lyon.

Mais le rêve pourrait bientôt s’arrêter : le couple risque de perdre les terres qu’ils exploitent depuis près de quinze ans pour le pâturage des chèvres. En effet, seuls les bâtiments (maison, étable, fromagerie) leur appartiennent. Les terres, Jean-Michel Bellour les loue depuis 1985 à des agriculteurs du coin. Aujourd’hui, les actuels propriétaires veulent les reprendre pour y installer leur fils en agriculture conventionnelle. Une illustration de la difficulté que vivent les petites fermes. Le nombre de micro-exploitations a baissé de près d’un tiers en dix ans en France : les fermes s’agrandissent sans cesse.

Pour Bastien Moysan, éleveur en vaches laitières et porte-parole de la Confédération paysanne du Finistère, la défense de ces petites fermes va au-delà de l’intérêt des paysans qui en vivent : « Ce sont des fermes à taille humaine qu’il faut absolument transmettre et préserver, parce qu’elles sont bénéfiques sur les plans social, économique et environnemental, et aussi parce qu’elles font partie de l’histoire de France et de Bretagne en particulier. Chaque ferme qui disparaît, c’est un peu de notre ADN qui se délite. » Il a d’ailleurs lui aussi failli perdre ses terres.

Leur fromage de chèvre bio est vendu sur le marché de Lanmeur. © Scandola Graziani/Reporterre

Les terres que risquent de perdre Anne Mauvy et son compagnon sont indispensables à leur activité : « Les chèvres y pâturent toute l’année, et doivent rester près des bâtiments pour être traites deux fois par jour. Cela permet aussi de mieux les surveiller, car ce sont des animaux vulnérables, notamment exposés aux attaques de chiens », dit l’éleveuse. De plus, Anne et Jean-Michel approchent de la retraite et voudraient pouvoir transmettre leur ferme en l’état, avec les parcelles : « C’est une exploitation à taille humaine facilement reprenable pour un jeune, parce qu’il n’y pas de gros prêts, et que c’est rentable », ajoute Jean-Michel. Ils veulent donc tout faire pour conserver leurs terres.

« Au début, on pensait naturellement qu’on pourrait les racheter », raconte Anne Mauvy. Normalement, les exploitants sont toujours prioritaires pour racheter les terres lors de la vente, sauf en cas de donation. Or, en 2010, le propriétaire historique des terres de Kernevez a justement fait une donation à de lointains cousins au septième degré. Des agriculteurs de la commune d’à côté qui possèdent déjà une exploitation de plus de 50 hectares, avec des vaches laitières. Ils projettent d’installer leur fils en agriculture conventionnelle sur les 15 hectares de la chèvrerie, ce qui leur permettrait, en fait, d’agrandir l’exploitation familiale. « Quand on a reçu la lettre nous informant de la donation, on a su que c’était cuit et qu’on perdait la possibilité de racheter les terres », se souvient Anne Mauvy. Et en effet, en mars 2018 (la fin du bail), les époux ont reçu un « congé pour reprise » : un acte juridique leur ordonnant de quitter les terres.

« C’est une exploitation à taille humaine facilement reprenable pour un jeune », selon l’éleveuse. © Scandola Graziani/Reporterre

« On ne s’est pas laissé faire, et on a décidé de traîner l’affaire en justice », raconte Anne. En novembre 2019, les époux ont donc comparu devant le tribunal paritaire des baux ruraux (TPBR) de Morlaix. En vain. Selon eux, la composition du jury n’a pas joué en leur faveur : « Les assesseurs étaient des exploitants conventionnels en porcs ou en vaches laitières, affiliés à la FDSEA [syndicat majoritaire]. Comment voulez-vous qu’ils défendent des petits fermiers comme nous ? Forcément, ils étaient du côté des propriétaires. »

Déménager, c’est « repartir entièrement de zéro »

Anne Mauvy et Jean-Michel Bellour ont alors tenté la négociation, accompagnés d’un conciliateur : « On leur a proposé un échange de terres, avec d’autres parcelles qu’on a acquises exprès pour ça, à quelques kilomètres de là, sur la commune limitrophe. » Les actuels propriétaires campent sur leur position : « Ils disaient que les terres proposées n’étaient pas de bonne qualité, et qu’on voulait empêcher leur fils de s’installer », rapporte Anne Mauvy qui conteste fermement ces deux allégations. Contacté, le conciliateur n’a pas donné plus de détails, en raison de la confidentialité du dossier : « Tout ce que je peux dire, c’est qu’il y a eu deux tentatives de conciliation, avec des choses qui ont été proposées des deux côtés, mais ça n’a pas abouti. » Du côté des époux Bellour-Mauvy en tout cas, impossible de mettre les chèvres à pâturer ailleurs : « Elles doivent être à proximité des bâtiments ». Quant à la solution du déménagement, les éleveurs y ont bien pensé : « Mais ça veut dire qu’il faudrait repartir entièrement de zéro », soupire la fermière.

« On ne s’est pas laissé faire, et on a décidé de traîner l’affaire en justice. » © Scandola Graziani/Reporterre

À la suite de l’échec des négociations, les fermiers de Kernevez ont décidé de faire appel, sans succès. N’ayant plus grand-chose à perdre, ils ont finalement porté l’affaire en cassation. L’audience est fixée au 21 mai. Contactés, les propriétaires n’ont pas voulu répondre aux questions de Reporterre et nous ont renvoyés vers leur avocat brestois, Me Jacques Morvan, qui n’a pas souhaité s’exprimer avant la décision de la Cour de cassation.

Pour le moment, le couple d’éleveurs de chèvres continue à exploiter les terres sans aucun statut : « On a une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes… C’est difficile de travailler dans ces conditions », se désole Anne Mauvy. Une chèvre s’approche d’elle et se frotte contre ses jambes : « Les bêtes ressentent aussi mon stress. Elles sont devenues plus agressives entre elles, et elles font plus souvent des mammites. »

Une vingtaine de biquettes compose le troupeau d’Anne Mauvy et de son compagnon, Jean-Michel Bellour. © Scandola Graziani/Reporterre

Déçu par la justice, le couple d’éleveurs a fondé un comité de soutien, qui s’est transformé en association. Des rassemblements festifs sont régulièrement organisés à la chèvrerie et des marches de soutien ont lieu dans le bourg de Lanmeur. Plusieurs centaines de personnes y participent selon la presse locale. Une pétition en ligne a été lancée, recueillant plus de 8 000 signatures.

Anne Mauvy et son mari tentent aussi de se rapprocher d’autres paysans dans la même situation qu’eux, comme à Tréméoc, dans le Finistère Sud, où une petite ferme est également menacée de démantèlement : « On essaye de faire cause commune avec la paysanne sur place », explique Anne.

Pour elle, ce n’est plus seulement un combat personnel : « Maintenant, on veut passer à la lutte collective sur un problème sociétal : la reconnaissance des petites fermes. »

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