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Agriculture

Les engrais chimiques, le poison dont l’Europe ne veut pas se passer

Entre 1961 et 2020, les agriculteurs des pays de l’UE ont boosté leur utilisation d’engrais azotés de synthèse de 146 %.

Malgré ses engagements, la Commission européenne peine à réduire l’usage des engrais de synthèse au sein de l’UE. Pourtant, ceux-ci sont une catastrophe pour le climat, selon les écologistes.

Tobias Alexander, Karlijn Frederique Stenvers Inken Thiel, Suzanna de Vries ont contribué à cette enquête. Ce travail a été réalisé dans le cadre du « Cross,border Journalism Campus », un projet Erasmus+ regroupant trois écoles de journalisme : le Centre de formation des journalistes de Paris (France), l’université de Göteborg (Suède) et l’université de Leipzig (Allemagne).



Ils sont à la source d’une pollution massive de l’air, des sols et des eaux européennes. Pourtant, rien n’a été mis en place pour tenir l’objectif d’une réduction de 20 % de l’usage des engrais chimiques d’ici à 2030, annoncé par la Commission européenne dans le cadre du volet agricole de son Pacte vert en 2020. Les engrais sont des substances incontournables dans l’attirail de la plupart des agriculteurs. En leur apportant des minéraux, principalement de l’azote, du phosphore et du potassium, ils contribuent à la croissance des cultures. Parmi eux, les plus utilisés demeurent les engrais azotés de synthèse, au cœur des rendements des agriculteurs.

Mais s’ils nourrissent les plantes, ces petits grains immaculés empoisonnent aussi leur environnement. « L’azote est l’engrais qui pose le plus de souci du point de vue environnemental, résume Sylvain Pellerin, chercheur à l’Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). Il se dissout dans l’eau et peut la contaminer. Il est aussi volatile et peut partir dans l’air via la volatilisation ammoniacale [l’ammoniac est la matière première de ces engrais]. »

Résultat : du fait de leur excès, à peine la moitié des apports en azote sont absorbés par les plantes. Le reste fuit, s’infiltre dans les sols et rejoint les eaux souterraines, voire de surface ; il s’échappe aussi dans l’air où il dégage du protoxyde d’azote, gaz à effet de serre 310 fois plus puissant que le dioxyde de carbone, et de l’ammoniac, responsable de pics de particules fines. Et dans l’eau, deux tiers des nitrates — ces substances chimiques issues du cycle de l’azote à l’origine de composés pouvant être cancérigènes et génotoxiques — proviennent de l’activité agricole.

De 3,5 à 8,7 millions de tonnes

Le constat n’est pas nouveau. Un consensus s’est même installé au fil des ans pour juger qu’il fallait réduire drastiquement l’usage de ces intrants, ou engrais dans le jargon agricole. L’objectif est présent dans la stratégie « Farm to Fork » (« de la Ferme à la Fourchette ») de la Commission européenne, le volet agricole du Pacte vert défendu par sa présidente Ursula von der Leyen, censé rendre l’Union européenne « le premier continent neutre en carbone d’ici à 2050 ».

Parmi les nombreux objectifs de Farm To Fork réside celui de diminuer de 20 % l’utilisation d’engrais chimiques d’ici à 2030. Car même si les engrais de synthèse sont produits industriellement, environ deux tiers de leurs émissions surviennent après leur utilisation dans les champs, selon une étude publiée en février dans la revue Nature Food.

Depuis deux ans, rien n’a été concrètement mis en place par la Commission européenne. Unsplash/CC/Guillaume Périgois

Seulement, rien n’est concrètement mis en œuvre par l’UE ou la plupart de ses États membres pour inverser la tendance. Depuis la présentation du Pacte vert agricole et le vote au Parlement européen qui a suivi, la situation stagne. Aucune directive ni autre texte législatif contraignant n’a été voté. Il faut dire que les industries agroalimentaires voient d’un mauvais œil une réduction de l’une des clefs des rendements agricoles. Et sur le terrain, les habitudes ont la vie dure : les engrais sont encore aujourd’hui au coeur du modèle productiviste, développé après la fin de la Deuxième Guerre mondiale dans une Europe en pleine reconstruction.

Les chiffres de la FAO (Organisation des Nations-unies pour l’alimentation et l’agriculture), donnent le vertige. Entre 1961 et 2020, les agriculteurs des vingt-sept pays de l’UE ont boosté leur utilisation d’engrais azotés de synthèse de 146 %, passant de 3,5 à 8,7 millions de tonnes, avec des pics à plus de 12 millions de tonnes dans les années 1980. En France, la consommation d’engrais a même été multipliée par plus de trois sur la période.

La législation européenne a eu une influence modératrice dans les années 1990, avec une directive Nitrates visant à réduire la pollution des eaux par ces substances majoritairement issues des engrais. Malgré l’inflexion, les résultats sont restés limités. La quantité d’azote de synthèse épandue dans les champs stagne depuis plusieurs années à un niveau élevé. En 2020, les Vingt-Sept en utilisaient en moyenne 79 kg par hectare de terres cultivées. La France, elle, fait partie des dix pays européens les plus consommateurs avec 92 kg d’azote de synthèse par hectare, avec les Pays-Bas (98 kg), le Danemark (95 kg) et l’Allemagne (85 kg).

La guerre en Ukraine a marqué une étape supplémentaire : débutée en février 2022, elle a mis à l’arrêt la production agricole ukrainienne — principal producteur mondial avec la Russie de blé, maïs et oléagineux notamment —, perturbant gravement les exportations en Europe. Elle est ainsi utilisée comme nouvel alibi par les lobbyistes de l’agriculture productiviste et certains politiques qui ne souhaitent pas freiner l’utilisation des engrais chimiques. L’argument mis en avant est qu’utiliser moins d’engrais engendrerait une baisse de la production, et ainsi une insécurité alimentaire.

« Ils ne prennent en compte ni les effets néfastes sur leur santé, ni sur l’environnement »

Alors pourquoi une telle addiction ? De fait, les agriculteurs, formés avec les engrais, intègrent leur prix dans leurs coûts et calculs de rendements. En cherchant à tout prix à maximiser leurs productions, ou craignant pour leurs revenus, ils usent souvent plus de billes azotées que de nécessaire.

« Les rendements sont associés depuis des décennies à la rentabilité des agriculteurs, mais c’est faux, tranche Philippe Camburet, président de la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab). De hauts rendements qui coûtent très cher à cause du prix des engrais ne sont pas intéressants. Si en plus ils polluent et ne sont pas efficaces, c’est la triple peine. »

Un avis partagé par Vincent Bretagnolle, chercheur au CNRS qui travaille à Chizé (Deux-Sèvres) avec des agriculteurs, pour leur faire modifier leur usage des fertilisants. « Ils ne cherchent pas à maximiser leur argent mais leurs rendements, ils épandent toujours plus d’azote pour multiplier leurs gains, dans une course sans fin, résume-t-il. Ils n’optimisent pas leur système : ils ne prennent en compte ni l’ensemble des coûts ni les effets néfastes sur leur santé et l’environnement. »

Il décrit même un « schéma psychologique », soit des habitudes très ancrées dans les méthodes agricoles, qui rend la question des engrais d’autant plus sensible. Ce sujet a d’ailleurs poussé leurs confrères néerlandais à manifester : en juin dernier, le gouvernement des Pays-Bas a annoncé son « plan azote » visant à réduire de moitié les émissions d’azote du pays d’ici 2030, obligeant les agriculteurs à réduire leur cheptel et leur utilisation d’engrais. Force a été de constater que cette idée ne passe pas auprès des concernés.

Une catastrophe pour la biodiversité

Cette situation est « une catastrophe pour le climat et la biodiversité », fustige Jacques Caplat, agronome et cofondateur du Réseau semences paysannes. Car si cette pollution est moins souvent pointée du doigt que celle par les pesticides, ses effets n’en sont pas moins massifs. « Si on ne regarde que les gaz, la principale contribution à l’effet de serre de l’agriculture française et européenne est le protoxyde d’azote », poursuit le spécialiste. Environ 70 % des émissions de protoxyde d’azote sont dues à la production agricole, et majoritairement à l’utilisation des engrais, selon les chercheurs du Global Carbon Project.

Pour l’eau, même « désastre » : les nappes phréatiques sont massivement polluées par les nitrates. Deux tiers de ceux retrouvés dans l’eau proviennent de l’agriculture et, à l’heure actuelle, la plupart des eaux françaises en contiennent des teneurs supérieures à la norme pour l’eau potable fixée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) — 50 mg/L. La situation est encore plus critique aux Pays-Bas, classés pire pays européen en 2019 en la matière : moins de 1 % de sa population avait alors accès à une eau jugée « bonne », majoritairement à cause des résidus de fertilisants.

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