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Agriculture

L’Ukraine, nouvel alibi de l’agriculture productiviste

Un tracteur dans un champ de la région d'Ivano-Frankivsk, en Ukraine.

Les syndicats de l’agriculture intensive profitent de la panique sur l’approvisionnement causée par la guerre en Ukraine pour imposer leur agenda. Leur objectif : faire reculer les progrès européens vers une agriculture plus écologique.

La guerre en Ukraine va-t-elle affamer l’Europe ? On n’en est pas là, mais comme l’a expliqué Reporterre, elle perturbe fortement les marchés agricoles européens. L’approvisionnement en blé, maïs ou huile de tournesol devient compliqué pour les pays dépendant des productions ukrainiennes et russes. La flambée des prix des engrais de synthèse, des céréales et de l’alimentation animale inquiète fortement les agriculteurs, en particulier les éleveurs.

Réunis mercredi 2 mars en fin de journée, les ministres de l’Agriculture européens ont donc voulu rassurer. Ils ont annoncé « des mesures exceptionnelles […] en direction des filières les plus impactées par la hausse du coût des intrants ». La Commission européenne doit donner sa position sur une partie des mesures évoquées lors de cette réunion informelle ce lundi 7 mars.

Un champ de blé sous le soleil d’été dans la région de Lviv, en Ukraine. © Raimond Spekking / CC BY-SA 4.0 (via Wikimedia Commons)

Le ministre français de l’Agriculture, Julien Denormandie, qui présidait la réunion (la France assure la présidence tournante de l’UE), en a surtout profité pour souligner « la nécessité de renforcer notre souveraineté alimentaire ». « Il faut libérer le potentiel de production de l’UE », a ajouté le commissaire européen à l’Agriculture, Janusz Wojciechowski. Les deux hommes ont ainsi annoncé que la stratégie agricole récemment adoptée par l’Union européenne, intitulée « De la ferme à la fourchette », allait être réévaluée au regard de cet objectif de souveraineté alimentaire.

Cette annonce ne vient pas de nulle part. Elle fait écho aux demandes répétées du principal syndicat agricole français, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles). Dans un communiqué publié le 2 mars, il demandait « des actes concrets et rapides » face aux conséquences de la guerre en Ukraine. « En premier lieu, la logique de décroissance souhaitée par la stratégie européenne « Farm to Fork » [De la ferme à la fourchette] doit être profondément remise en question. Il faut au contraire produire plus sur notre territoire », réclamait-il.

Pesticides et productivisme

Cette stratégie, présentée en 2020 par la Commission européenne et adoptée en octobre 2021 par le Parlement européen, prévoit que d’ici 2030, on diminuera de 50 % la consommation de pesticides et que 25 % des surfaces agricoles seront cultivées selon les méthodes de l’agriculture biologique. Des objectifs fortement critiqués depuis plusieurs mois par le principal syndicat agricole européen, la Copa-Cogeca, dont la présidente actuelle n’est autre que Christiane Lambert, également présidente de la FNSEA.

Autre inquiétude du syndicat, la nouvelle politique agricole de l’Union prévoit que 4 % des surfaces agricoles soient laissées en jachère, pour la biodiversité. Mais cette mesure « doit immédiatement être remise en question », estime la FNSEA. Les ministres européens ont annoncé mercredi que la possibilité d’y planter des protéines végétales (pois, lentilles, soja…) allait être étudiée.

« Ils font tout ce qu’ils peuvent pour jeter l’opprobre et le discrédit sur cette stratégie »

« Ils ont saisi l’occasion de la guerre en Ukraine pour dire que la souveraineté alimentaire de l’Europe est menacée et qu’il faut donc revoir les objectifs de la stratégie de la ferme à la fourchette », dénonce Benoît Biteau, eurodéputé écologiste et vice-président de la commission Agriculture au Parlement européen. « Mais depuis qu’elle a été présentée, ils font tout ce qu’ils peuvent pour jeter l’opprobre et le discrédit sur cette stratégie qui télescope de plein fouet l’agriculture dominante. »

L’attaque en règle contre cette politique aux objectifs jugés trop verts est en effet déjà menée depuis plusieurs mois. Un rapport du centre d’expertise de la Commission européenne publié à l’été 2021 est notamment brandi par le Copa-Cogeca comme une preuve que les rendements pourraient baisser de 10 à 15 %. Ainsi, la stratégie de la ferme à la fourchette menacerait la souveraineté alimentaire européenne — une interprétation partagée et reprise par le ministre de l’Agriculture français. Cette politique européenne pourrait être un « non-sens en termes de souveraineté et un non-sens environnemental », déclarait-il au congrès de la FNSEA en septembre 2021.

Quelles baisses réelles de rendement ?

Mais la Commission européenne a précisé qu’il s’agissait d’une étude « partielle » devant être interprétée avec « précaution ».

Une autre étude de l’université de Wageningen aux Pays-Bas, elle, annonce 10 à 20 % de pertes de rendement selon les scénarios étudiés. Sauf qu’elle est financée par Croplife, le lobby européen des fabricants de pesticides.

Un tracteur dans un champ de la région d’Ivano-Frankivsk, en Ukraine. CC BY-SA 4.0 / Vian / Wikimedia Commons

Autant de documents « d’une malhonnêteté intellectuelle rare », estime Benoît Biteau. Il dénonce les protocoles qui, le plus souvent, « ne se posent pas la question de revisiter les pratiques agricoles avec des variétés anciennes et locales, des pratiques agroforestières. En adaptant les protocoles, on ne fait pas du tout les mêmes constats, on arrive sur une différence de production de 5 à 6 % en réalité. » Il cite en contrepoint une étude de l’Iddri, qui juge la stratégie européenne certes « ambitieuse » mais aussi « réaliste ».

« Ce n’est pas en voulant produire plus avec plus de pesticides et plus d’engrais de synthèse que l’on va se protéger des crises »

Seulement en temps de guerre, le discours sur la « souveraineté alimentaire » fonctionne. Emmanuel Macron n’avait que ce mot à la bouche lors de sa visite au salon de l’agriculture le 26 février dernier. Encore faut-il savoir ce que l’on met derrière. « Ce n’est pas en voulant produire plus avec plus de pesticides et plus d’engrais de synthèse que l’on va se protéger des crises », estime Benoît Biteau. « On voit bien notre vulnérabilité sur les engrais de synthèse, dont les cours s’envolent avec ceux de l’énergie. Alors que l’agroécologie, elle, fonctionne sur une logique d’autonomie qui nous permettrait d’être moins affecté par le conflit en Ukraine. »

Par ailleurs, il n’est pas dit que les mesures désirées par Julien Denormandie soient effectivement adoptées par l’Union européenne. Sa position n’est pas forcément partagée par tous ses collègues. Selon nos confrères de Contexte, juste avant la réunion du 2 mars, le ministre allemand de l’Agriculture, Cem Özdemir, regrettait dans un communiqué que certains « demandent de revenir sur les premiers pas de la politique agricole européenne vers la promotion d’une agriculture respectueuse du climat et de l’environnement : ils font fausse route ».

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