Les engrais azotés, péril pour l’humanité

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Si le public prend conscience de l’importance vitale de ce qui se passe en matière de climat et de biodiversité, la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore reste plus ou moins mystérieuse. D’où l’importance du livre « Les apprentis sorciers de l’azote — La face cachée des engrais azotés », de Claude Aubert.
Ce texte a été publié en préface au livre Les apprentis sorciers de l’azote de Claude Aubert, aux éditions Terre vivante (2021).
C’était dans les années 1970, j’étais un gamin à peine entré dans l’adolescence, et dans cette période post 68 heureusement agitée, le souffle de la liberté soufflait partout. Ce qui m’amena à l’écologie, au milieu de tous mes camarades qui scintillaient de toutes les variations de la « gauche », de l’anarchisme au communisme. Il y eut des lectures, la chronique de Pierre Fournier, dans Charlie Hebdo — qui était un journal tout autre que ce qu’il est devenu —, les articles du Sauvage. Et puis quelques livres, dont deux restent ancrés dans ma mémoire : Avant que nature meure de Jean Dorst, et L’agriculture biologique [1], de Claude Aubert.
Ce dernier livre, pour le petit urbain que j’étais, fut une sorte de révélation : il me faisait prendre conscience des dégâts de l’agriculture industrielle (je ne sais pas si alors on l’appelait ainsi), et surtout du fait qu’il y avait une alternative, et qu’on pouvait faire autrement, bien se nourrir sans saccager la terre. Depuis, Claude Aubert est resté pour moi comme un fil discret, dont j’ai mesuré avec le temps l’importance. Loin des tapages et des tribunes, c’est un éclaireur, un pionnier, qui a fortement contribué à ce que l’agriculture biologique, d’abord considérée comme une anecdote ou une espèce de secte, en vienne à représenter l’avenir de l’agriculture – et une méthode louée par un nombre toujours croissant de consommateurs.
Éclaireur, et pas seulement en ce qui concerne l’agriculture : Claude Aubert a souligné, dès 2006, que l’allongement de l’espérance de vie n’était pas une loi inexorable du progrès. Dans Espérance de vie. La fin des illusions (Éd. Terre vivante), il montrait que la mauvaise alimentation, notamment, et le mode de vie dans les pays industrialisés, allaient logiquement réduire la durée de vie moyenne des humains des pays industrialisés. Ce constat se vérifie peu à peu.
La perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, un péril peu connu du grand public
C’est donc pour moi un honneur que Claude Aubert m’ait demandé de préfacer le nouveau livre important qu’il publie. J’y ai appris, ou ai eu confirmation, de mille choses dont j’avais une vague idée, mais qui n’avaient pas été réunies avec la rigueur et le talent de pédagogue dont il fait preuve. Dans son analyse fouillée du cycle de l’azote, il met à jour ce dont seuls les spécialistes sont avertis : la perturbation du cycle d’un des éléments fondamentaux de la vie constitue une des limites identifiées par Johan Rockstrom et son équipe de chercheurs suédois. Et si nous franchissons ces limites – il y en a neuf, dont le changement climatique, l’érosion de la biodiversité et la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore —, la biosphère entrera dans un déséquilibre grave qu’il ne sera plus possible de compenser ensuite et aux désastreuses conséquences.
Comment l’humain a-t-il perturbé le cycle de l’azote et du phosphore ? Claude Aubert revient sur l’origine du problème : « Au début du XXe siècle, des chimistes ont voulu jouer aux apprentis sorciers et faire mieux que la nature en combinant, par un procédé industriel, l’azote de l’air et l’hydrogène du gaz naturel pour synthétiser de l’ammoniac, père de tous les engrais azotés. Avec ses effets spectaculaires sur les rendements agricoles, cette invention, dont tout le monde s’est alors réjoui, a eu un tel succès que les composés azotés de synthèse – nitrates, ammoniac et autres – ont submergé la planète. »
En réaction à cette submersion, les cent cinquante citoyens de la Convention citoyenne pour le climat souhaitaient mettre en place une redevance sur les engrais azotés. Ils y voyaient à juste titre un levier indispensable pour limiter la pollution dans le monde agricole — las, cette taxation ne figure pas dans le projet de loi de finance (PLF) 2021 révélé en septembre 2020. Pire, Reporterre dévoilait en décembre comment le gouvernement avait mobilisé son administration pour dézinguer cette mesure qui selon lui menaçait « la compétitivité de l’agriculture française ». Dans le projet de loi climat, l’idée d’une redevance des engrais azotés a été reportée à... 2024L’application d’engrais azotés produit pourtant du protoxyde d’azote, une substance au pouvoir réchauffant 265 fois supérieur au CO2, qui reste dans l’atmosphère plus longtemps qu’une vie humaine. Une étude publiée dans Nature en octobre 2020 montrait que les émissions de protoxyde d’azote (N2O) ont augmenté de 20 % par rapport aux niveaux préindustriels, menaçant les objectifs fixés lors de l’Accord de Paris, en 2015.

« Pourquoi l’azote, aussi indispensable à la vie que l’oxygène, est-il devenu un poison ? »
L’analyse de Rockstrom et de ses collègues est maintenant largement partagée par les écologues du monde entier. Mais si le public prend peu à peu conscience de l’importance vitale de ce qui se passe en matière de climat et de biodiversité, les notions de phosphore et d’azote restent plus ou moins mystérieuses. D’où l’importance du présent livre, qui vient nous éclairer sur un des périls – eh oui, c’est hélas le mot – qui menacent la possibilité d’une société pacifique sur terre, vivant dans la dignité selon ses besoins.
Péril, mais aussi espoir et optimisme : même si le temps court incroyablement vite, il nous est possible d’inverser la course à l’abîme, notamment en transformant radicalement notre rapport à la biosphère dont l’agriculture est une composante essentielle. Et pour cela, il faut retrouver le cycle naturel de l’azote : derrière ces mots techniques se révèle un profond changement des pratiques et des modes de vie, comme l’explique si clairement Claude Aubert. Il livre aussi un enjeu philosophique : « Pourquoi l’azote, aussi indispensable à la vie que l’oxygène, est-il devenu un poison ? », demande-t-il. Pourquoi avons-nous transformé, dans ce domaine comme dans d’autres, des processus bénéfiques en procédés toxiques ? Il nous faut retrouver la raison, et la raison c’est de toujours privilégier la vie, en l’observant en nous et autour de nous. C’est la démarche de Claude Aubert, et c’est une des plus roboratives qui soient en ces temps difficiles. Bonne lecture !
- Les apprentis sorciers de l’azote — La face cachée des engrais azotés, de Claude Aubert, éditions Terre vivante, 2021, 144 p., 15 euros.
