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Agriculture

« Les gens ont disparu » : après la pandémie, l’agriculture paysanne délaissée

Les ventes en direct étaient en recul de 15 % début 2022.

Légumes, fruits, lait... les ventes en circuit court sont en chute libre. Mais pour les experts, ce n’est pas « catastrophique ». Il s’agit plutôt d’un retour à la normale, après le boom enregistré lors des confinements.

« C’est comme si les gens avaient disparu » : au téléphone, la voix de Charlotte Kerglonou-Mellier est teintée d’inquiétude. Cette éleveuse laitière, installée en Ille-et-Vilaine, constate une chute des ventes de produits paysans. Lait, œufs, fruits, légumes. « Depuis le début de l’année, ça va mal, poursuit-elle. Des magasins de producteurs qui tournaient très bien avant enregistrent des baisses de vente, jusqu’à 20 % en moins. » Dans le département voisin des Côtes-d’Armor, Jonathan Chabert dresse le même sombre constat : « On vit une sorte d’effondrement, s’alarme le maraîcher. Des paysans bio se trouvent obligés de vendre leurs produits — œufs et lait particulièrement — au prix du conventionnel pour espérer les écouler. »

Des alertes corroborées par les chiffres : - 15 % de ventes en direct (marché, Amap, boutique paysanne) début 2022. Côté bio, la vente de farine a connu un recul de 18 %, - 12 % pour le beurre, - 7 % pour le lait, - 6 % pour les œufs. Le réseau Amap Île-de-France remarquait, fin janvier, « qu’il [était] plus difficile qu’à l’accoutumée d’atteindre le nombre de contrats nécessaires pour garantir la pérennité des fermes ». Cette part manquante « [variait] selon les Amap entre 20 et 30 %, et jusqu’à 50 % ». « Il y a clairement un tassement des ventes en circuit court », observe Jacques Mathé, économiste rural, spécialiste du sujet.

En plein désarroi, les paysans peinent encore à comprendre ce soudain désintérêt pour leurs produits. « De plus en plus de citoyennes ont des difficultés pour boucler leur fin de mois, et face à la hausse des charges contraintes, rognent encore sur leur budget alimentaire », avance la Confédération paysanne dans un communiqué. « L’alimentation est une variable d’ajustement, souligne Yuna Chiffoleau, sociologue à l’Inrae [1]. Avec les incertitudes économiques et l’inflation, beaucoup ont supprimé les produits de qualité. »

La dégringolade après le boum du Covid

Pour autant, la chercheuse n’y voit rient de « catastrophique ». Avec un réseau d’experts, elle a mené une enquête auprès de 400 producteurs sur leur situation économique. Et les résultats sont contrastés : « La moitié seulement dit que ça va moins bien, par rapport à 2019 », dit-elle. Nombre de paysans ont en effet connu un boom pendant les confinements ; la baisse des ventes constatée en 2022 serait donc une sorte de retour à la normale.

« Ces dernières années, on était sur une croissance constante qui s’est fortement accélérée pendant le Covid, avec parfois une multiplication par dix des ventes », précise la chercheuse. « Le soufflet est retombé, abonde Jacques Mathé. Plein de gens s’étaient tournés vers les circuits courts pendant la pandémie, parce qu’ils avaient le temps, parce que c’était “dans l’air du temps”... et ils en reviennent aujourd’hui. »

L’économiste y voit-là un problème de fond : « Les consommateurs sont habitués, par la grande distribution, à une variété de produits, à des plats préparés. Acheter en circuit court ne leur apporte pas satisfaction. » Se fournir auprès d’un producteur signifie souvent un choix restreint de légumes et fruits, dictés par la saison, et du temps pour cuisiner. En parallèle, les supermarchés classiques se sont mis au local et au bio — à grand renfort de greenwashing, mais à des prix relativement accessibles. « La concurrence est plus rude aujourd’hui qu’avant la crise », confirme Yuna Chiffoleau.

Vers un revenu paysan ?

« Pour beaucoup de producteurs, c’est une grosse déception, car l’essor pendant le confinement leur avait donné l’espoir que les choses allaient changer », poursuit-elle. Premiers touchés par cette crise, les récents installés — qui n’ont pas encore trouvé de débouchés — et les maraîchers, particulièrement ceux vivant loin des villes.

À l’inverse, « certains s’en sortent bien, rappelle la chercheuse. Ceux qui ont différents points de vente, ceux qui transforment — par exemple le lait en fromage ou en yaourt — ceux qui proposent un choix de légumes diversifiés ». Un avis partagé par Jacques Mathé : « Il faut développer des offres qui correspondent aux demandes des clients, insiste-t-il. Mais ça veut dire beaucoup de boulot, c’est un travail herculéen ! »

Pour Jonathan Chabert, membre de la Confédération paysanne, la sortie de crise requiert surtout des politiques ambitieuses : « Il faut protéger les producteurs de la concurrence, en fixant un prix minimum aux frontières, accompagner à l’installation, et créer une sécurité sociale de l’alimentation, pour que tous et toutes aient accès à une nourriture de qualité, qui rémunère les paysans », énumère-t-il. Tout au long du mois de juin, le syndicat agricole se mobilise « pour la défense du revenu paysan »Reporterre vous détaille leurs propositions ici.

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