Les lanceurs d’alerte de Greenpeace sévèrement condamnés par la justice

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Libertés Luttes NucléaireHuit militants de Greenpeace ont été lourdement condamnés, mardi 27 février, par le tribunal de Thionville, pour avoir pénétré dans la centrale de Cattenom, afin de dénoncer la dangerosité de sa piscine. Ils ont mis en avant leur rôle de lanceur d’alerte — suite à leur action, une commission d’enquête parlementaire a été ouverte. Mais EDF nie la vulnérabilité de ses installations.
- Thionville (Moselle), reportage
Les peines, d’une sévérité inédite, sont tombées le soir même, mardi 27 février peu après 21 h, au tribunal correctionnel de Thionville (Moselle). Cinq mois de prison avec sursis pour six des huit militants de Greenpeace qui se sont introduits dans la centrale nucléaire de Cattenom (Moselle), le 12 octobre dernier, et ont tiré un feu d’artifice près du bâtiment abritant la piscine d’entreposage du combustible nucléaire. Deux autres militants ont carrément pris deux mois de prison ferme, au motif qu’ils auraient agi en récidive – ils avaient déjà pénétré sans autorisation dans une centrale nucléaire auparavant.
Yannick Rousselet, chargé de campagne à Greenpeace, a lui aussi écopé de cinq mois de prison avec sursis pour complicité – il a été déclaré coupable d’avoir informé et préparé les activistes, et d’en avoir conduit certains jusqu’au site nucléaire. Quant à l’ONG Greenpeace, représentée par son directeur général Jean-François Julliard, elle s’est vue condamnée à 20.000 euros d’amende. Les prévenus devront en outre verser 50.000 euros de dédommagement à EDF pour « préjudice moral » et seront fixés au mois de juin sur la somme qu’ils devront lui débourser au titre du préjudice matériel (deux grillages un peu découpés).
Greenpeace a immédiatement annoncé qu’il ferait appel de ces condamnations. « C’est la première fois dans l’histoire de Greenpeace France que des militants sont condamnés à de la prison ferme. Ils ont pris des risques pour alerter la population sur un danger et voilà comment ils sont récompensés. Nous ne l’acceptons pas », a dit Jean-François Julliard au quotidien régional L’Est républicain.

La journée avait pourtant plutôt bien commencé. Bravant le froid polaire, de nombreux militants s’étaient rassemblés devant l’hôtel de ville avant l’audience pour témoigner leur soutien aux activistes de Greenpeace. « Nous adressons un grand merci aux militants de Greenpeace pour leur courage, a salué une porte-parole du mouvement ANV-COP21. Ces procès ne sont pas un cas isolé ; trois faucheurs de chaises sont actuellement poursuivis pour avoir dénoncé l’évasion fiscale commise par la banque BNP Paribas. » Florent Compain, des Amis de la Terre, a salué la présence d’opposants au projet Cigéo d’enfouissement des déchets radioactif à Bure (Meuse), également victimes du harcèlement des forces de l’ordre – la semaine dernière, une quinzaine d’occupants ont été expulsés manu militari du bois Lejus par 500 gendarmes et la Maison de résistance a été vidée et perquisitionnée. « Il faut multiplier les actions non-violentes », a encouragé Florent Compain. Greenpeace, par la voix de Yannick Rousselet, a réaffirmé la légitimité de son action. « On considère qu’on a offert à EDF un audit gratuit. On devrait leur envoyer la facture ! », a ironisé le chargé de campagne.
« Il est assez facile de pénétrer dans une centrale nucléaire »

Mais dans la salle d’audience, durant l’après-midi, l’atmosphère est rapidement devenue pesante. Appelés à la barre après le rappel des faits, sept des huit activistes (le dernier était absent, en mer sur un navire de la flotte de Greenpeace) ont répondu par monosyllabes aux interrogatoires ultra-précis menés par Me Thibault de Montbrial, l’avocat d’EDF, et Christelle Dumont, la procureure de la République. « On était huit et on a tout décidé progressivement et collectivement. On était tous interchangeables », s’est contentée d’assurer une des militants, Coralie. « Les centrales nucléaires sont assez vulnérables et il est assez facile d’y pénétrer. »
Face au cinquième militant à passer à la barre, Me de Montbrial a dégainé pour la première fois son argument favori – la démonstration de faille de sûreté réalisée par Greenpeace ne tiendrait pas au motif que les activistes se sont tout de suite identifiés comme membres de l’organisation par des combinaisons rouges très reconnaissables et des banderoles, et qu’un membre de l’association aurait appelé la direction de la centrale dès le début de l’action pour la prévenir. « N’est-ce pas une petite escroquerie intellectuelle que de dire qu’il existe une faille de sécurité dans la centrale, mais de tout faire pour être identifié dès la première seconde et d’appeler la direction de la centrale dès 5 h 43 pour prévenir qu’il s’agit de Greenpeace et éviter toute réaction forte ? Si l’on vous avait proposé de pimenter un peu la chose à la prochaine intrusion, en vous habillant en noir avec une cagoule, est-ce que vous y seriez allés quand même ? »
Le directeur de Cattenom a abondé dans ce sens en présentant un exposé du fonctionnement du système de protection de la centrale, censé démontrer l’efficacité parfaite du dispositif. « Dans le documentaire “Sécurité nucléaire, le grand mensonge”, on ne voit que deux gendarmes dans le passage consacré à l’action à Cattenom. C’est normal ! Le rôle du peloton spécialisé de protection de la gendarmerie (PSPG) n’est pas d’aller au contact avec les intrus mais d’aller protéger les zones d’importance vitale de la centrale en cas de multi-intrusion et de diversion. » Quant à l’attitude nonchalante des gendarmes, elle serait la conséquence d’une évaluation très fine de la dangerosité de la situation. « C’est le système de détection “position, nature, volume, attitude” (PNVA). Nous sommes en France, la réponse est proportionnée à la menace. Mais finalement, peut-être qu’il y aurait fallu tout de suite des morts pour montrer que le dispositif est efficace ? Je ne souhaite pas cela en France, mais en Russie et aux Etats-Unis, quand quelqu’un entre dans la zone franche sans autorisation, on lui tire dessus tout de suite. »
« Nous sommes des lanceurs d’alerte, notre action est légitime et non-violente »
Face à ces insinuations, les militants ont tenu bon sur leurs motivations, dénoncer l’extrême dangerosité des piscines d’entreposage des combustibles usés. « Nous avons décidé collectivement de cette action parce que nous sommes face à un danger imminent, a déclaré Anne-Fleur, une activiste aux courts cheveux noirs. Nous sommes des lanceurs d’alerte sur un sujet grave et Greenpeace assume notre action car elle est légitime et non-violente. »
Jean-François Julliard a assuré que Greenpeace assumait « l’organisation, la mise en œuvre et la communication de cette action » qu’elle avait elle-même décidée. L’avocat d’EDF Me de Montbrial soulignait qu’elle était illégale ? « Elle nous a semblé indispensable », a rétorqué le directeur général de l’ONG. « La même semaine, nous avions remis à des dépositaires bien précis un rapport que nous n’avons pas divulgué, qui alertait sur les failles de sécurité des piscines d’entreposage. Aucun de ces destinataires n’a remis en cause les informations qu’il contenait et n’a dit que les risques étaient surestimés. » Las, ce rapport n’a donné lieu à aucune amélioration de la sécurité des installations. « Mais le risque est tel que nous ne pouvons pas attendre dix ans que les choses bougent. Il a fallu trouver autre chose. Et si les militants de Greenpeace ne s’étaient pas introduits à Cattenom, la commission d’enquête parlementaire sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires n’aurait jamais vu le jour. L’escroquerie est du côté d’EDF qui se réfugie derrière le secret défense pour ne pas délivrer d’informations au ministère de la Transition écologique et solidaire et aux députés. »
« J’ai écrit de nombreux articles sur la sécurité et il ne s’est rien passé »

Bernard Laponche, ingénieur polytechnicien et ancien du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), appelé à la barre comme expert, a confirmé cette inertie. « Après 2001, le problème de sécurité des piscines d’entreposage des combustibles a été souligné et confirmé mais aucune décision n’a été prise. J’ai écrit avec d’autres collègues de nombreux articles à ce sujet dans des cahiers de l’association Global Chance, et il ne s’est rien passé. Cette action de Greenpeace confirme ce problème très important de sécurité. »
Dans sa plaidoirie, l’avocat d’EDF a insisté sur la nécessité d’infliger une punition exemplaire aux militants de Greenpeace, pour inaugurer la loi du député Claude de Ganay qui crée et punit sévèrement un délit d’intrusion dans les installations nucléaires. « Nous avons affaire à des militants dont l’objectif est de faire la guerre à leur niveau », a-t-il martelé. « Ils assument leur action d’aujourd’hui, et le fait qu’ils l’aient déjà fait à treize reprises et qu’ils le referont. C’est comme si vous aviez un trafiquant de drogue qui vous regardait dans les yeux en disant : “Ouais, de toute façon, quoi que tu fasses, vas-y, je le refais !” » Il a réclamé 700.000 euros de dommages et intérêts, dont 500.000 au titre du préjudice moral et de l’atteinte à la crédibilité d’EDF. La procureure de la République Christelle Dumont, elle, a requis six mois de prison avec sursis pour les militants qui avaient pénétré dans une centrale pour la première fois ainsi qu’à Yannick Rousselet pour complicité, et six mois de prison ferme pour les militants qui s’étaient déjà introduits dans une centrale nucléaire auparavant. « La sécurité des piscines n’est pas la question, si le débat doit avoir lieu, ce ne sera pas au tribunal qui se doit d’appliquer le droit », a-t-elle tranché.
C’est après plus de cinq heures d’audience et devant un tribunal fatigué que Me Alexandre Faro, l’avocat des militants de Greenpeace, a plaidé. Après avoir ironisé sur la défense contradictoire d’EDF – qui n’a fait que décrédibiliser les militants de Greenpeace avant de demander un dédommagement astronomique pour « atteinte à la crédibilité » –, il a plaidé une nouvelle fois sur le rôle de lanceur d’alerte des militants, petits David courageux devant le Goliath atomique. « Il aura fallu que des militants de Greenpeace tirent un feu d’artifice à côté d’une piscine d’entreposage pour qu’une enquête parlementaire soit ouverte. Parce qu’il est très difficile de parler de ces choses en France. Nous sommes quand même le seul pays où il est impossible de fermer une centrale nucléaire sans en ouvrir une autre, grâce à la loi écrite par ces messieurs ! Je me rappelle aussi de la lettre du député Bataille au président du tribunal de Cherbourg, dans laquelle il lui expliquait comment il devait lire sa loi sur l’interdiction de l’importation de déchets radioactifs. C’est le monde merveilleux du nucléaire en France. »