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Culture et idées

Les marins, des travailleurs essorés par notre surconsommation

À bord du cargo gazier « Summit Terra » en mer Jaune. Mircel Chiper, maître pont. Photo issue de la série : marins hauturiers.

L’océan est un lieu central de l’économie planétaire. Dans « À bord des géants des mers », la sociologue Claire Flécher s’intéresse au travail des marins, qui éprouvent dans leur chair le flux tendu des marchandises.

Au printemps 2020, alors que les confinements pour endiguer la pandémie de Covid-19 se multipliaient un peu partout sur la planète, 400 000 marins de la marine marchande se retrouvèrent soudainement bloqués à bord de leurs navires, interdits d’accoster. La situation se prolongeant, certains ne débarquèrent qu’après dix-huit mois en mer, bien au-delà des six mois maximum fixés par l’Organisation internationale du travail. Une telle situation n’a rien d’exceptionnel pour les gens de mer. On ne compte plus les cas de marins dépassant le temps de travail indiqué dans leur contrat, oubliés dans un aéroport après un débarquement ou maintenus à la dérive, à bord de leur vaisseau, à l’écart des côtes… sans que quiconque, hormis leurs familles, ne s’en indigne.

C’est pour lever le voile sur cette profession laissée dans l’ombre, alors qu’elle fait circuler à bord des navires de la marine marchande 90 % des marchandises mondiales, que la sociologue Claire Flécher a procédé à une « ethnographie embarquée » qu’elle raconte dans son essai À bord des géants des mers (La Découverte).

Cet essai fait suite à deux autres, parus chez cet éditeur : L’imposture océanique (Catherine Le Gall) sur les pêcheurs et Immersion (Hélène Artaud) sur les peuples océaniens. Cette vogue éditoriale traduit la reconnaissance de l’océan comme lieu central dans l’économie planétaire — et l’ouvrage de Claire Flécher montre que les marins sont la cheville ouvrière de la mondialisation des biens.

Les armateurs européens contournent les droits du travail

Cette dernière a en effet chamboulé la profession depuis une cinquantaine d’années. Les navires marchands sont désormais contrôlés à la minute près par les affréteurs qui les louent aux compagnies d’armateurs car comme dans tout secteur, le temps, c’est de l’argent. Et ici, la moindre heure d’escale supplémentaire peut valoir quelques dizaines de milliers de dollars perdus. Les marins expérimentent donc dans leur chair le flux tendu des marchandises et les aléas de l’économie financiarisée : pour les navires pratiquant le tramping, c’est-à-dire une exploitation commerciale au bon vouloir des affréteurs, on peut changer de cap d’une minute à l’autre en fonction des taux de profit que peut générer telle marchandise en la vendant dans tel port.

Quoi qu’en disent de nombreux gens de mer, l’imagerie romantique des marins — des aventuriers des temps modernes — est dépassée. À l’heure d’Internet et des télécommunications en direct, « un processus de recomposition du pouvoir intervient entre [les affréteurs] qui décident au nom de l’impératif commercial et [les marins] qui opérationnalisent la décision compte tenu des contraintes du bord, autrement dit obtempèrent ». En somme, le bateau n’est plus que « le dernier maillon d’une longue chaîne d’acteurs, maillon sur lequel repose en grande partie la fluidité du réseau », et les marins sont les ouvriers sommés de faire tourner la chaîne de montage planétaire.

Les marins constituent la cheville ouvrière de la mondialisation. Pixabay

À cela s’ajoute une âpre compétition internationale entre marins de tous les pays. En effet, depuis les années 1970, les armateurs européens sont parvenus à contourner les droits du travail de leurs pays respectifs en obtenant un pavillon dit « de complaisance » auprès de pays moins regardants en la matière. C’est ainsi qu’en 2018, 70 % des navires de commerce battaient l’un des cinq pavillons suivants : Panama, Liberia, îles Marshall, Singapour et Malte, alors que les armateurs européens constituaient 40 % des compagnies et possédaient 70 % des navires. Le recours aux pavillons de complaisance a brisé les monopoles de recrutement nationaux et permis d’ouvrir l’équipage à des marins étrangers… recrutés par des agences et rémunérés selon les tarifs en vigueur dans leur pays d’origine. Aujourd’hui, les équipages opérant à bord de navires européens sont majoritairement composés de Philippins, Malgaches, Ukrainiens, etc. sans que cet afflux ne bouscule la « division ethnoraciale du travail » à bord. En clair : aux Européens les prestigieux postes d’officiers, aux autres ceux de matelots et d’ouvriers. Profitant de leur situation d’oligopole, les armateurs n’ont aucun scrupule à jouer à plein régime les stéréotypes ethniques pour mettre les peuples de marins en concurrence et tirer les conditions de travail vers le bas. Prisés par les armateurs en raison de leur caractère supposé doux et docile, une représentation issue de l’histoire coloniale de leur archipel, les Philippins se retrouvent de fait « dans une position où ils sont obligés, faute de mieux, de consentir aux bas salaires pratiqués par les agences de placement ».

« Aux Européens les postes d’officiers, aux étrangers ceux de matelots »

Pour autant, les marins ne baissent pas les bras et tentent de se ménager des espaces de résistance pour, d’une part, échapper à la pression commerciale et, d’autre part, prouver aux gestionnaires à distance l’autonomie de leur métier. À bord du navire, les occasions de s’extraire du flux tendu sont rares... et ont d’autant plus de valeur. Les escales, même si elles se déroulent pendant quelques jours seulement dans des zones portuaires séparées de la cité, permettent « de couper et de souffler un peu, de voir autre chose pour tenir et, rechargé, mieux rentrer ensuite à bord ». À bord des navires, même si la plupart des marins passent dorénavant leur temps libre seul dans leur cabine à consulter leur téléphone ou leur ordinateur, les temps de jeu entretiennent un semblant d’esprit collectif au sein de ces équipages bigarrés. L’autrice rapporte ainsi les vertus, tant pour le moral général que pour la paix sociale à l’échelle du vaisseau, d’un tournoi de fléchettes lancé par le capitaine d’un des navires sur lequel elle avait embarqué.

Difficile pour les marins de saisir une autorité pour faire valoir leurs droits

Enfin, la sociologue fait l’éloge d’une de ces rares « fenêtres temporelles » des plus imprévues : la panne. Loin de démoraliser l’équipage, celle-ci ravive au contraire le professionnalisme des ouvriers à la machine, car ils profitent d’un tel incident pour sortir des routines dictées par les logiciels et faire montre de leur « sens mécanique ». Réparer une panne nécessite en effet de mettre en branle « l’ensemble des savoirs théoriques et pratiques accumulés au cours des années de navigation » et entraîne par conséquent « un rapport presque ludique au travail, brèche entrouverte dans le cadre contraint par les exigences commerciales ».

Toutefois, de telles opportunités sont rares et, surtout, atteignent rapidement leurs limites. Au mieux, elles permettent à chaque marin d’alléger la pression qui pèse sur ses épaules ; au pire, elles légitiment les injonctions des donneurs d’ordres en les rendant plus supportables. C’est donc vers le niveau international que Claire Flécher tourne son regard. Mais le syndicalisme des gens de mer n’y est guère reluisant. Certes, il existe une International Transport Worker’s Federation (ITF), qui mène régulièrement des inspections de bateaux en escale pour y déceler les irrégularités récurrentes sur les contrats de travail des marins, quel que soit leur statut, salarié ou freelance. L’ITF bataille depuis 1948 contre les pavillons de complaisance et s’efforce d’élargir les accords-cadres internationaux signés par les armateurs de manière à protéger, mieux que les contrats de travail individuels, les droits des gens de mer de quelque nationalité qu’ils soient. Mais l’ITF est seule dans ce combat et, à bien des égards, comble surtout le vide laissé par les armateurs, les affréteurs et les États, qu’ils soient ceux du pavillon de complaisance ou du pays d’origine de l’armateur. Les marins sont les victimes d’une mondialisation synonyme de dérégulation et de dispersion des responsabilités, de sorte qu’il leur est difficile de saisir une quelconque autorité pour faire valoir leurs droits.

Lire aussi : Écouter la mer, plutôt que la dominer : la leçon des Océaniens

Cependant, Claire Flécher ne perd pas espoir. Dans ses dernières lignes, elle estime même que « si le maritime fut l’avant-garde de la mondialisation et de ses formes de dérégulation puis rerégulation, gageons qu’il pourrait l’être également en matière d’élaboration de droits internationaux pour l’ensemble des mondes du travail ». Une question cruciale se pose, qu’omet sciemment la scientifique dans son approche de terrain mais qui parcourt en filigrane l’ouvrage : sans compter ses désastres économiques et écologiques, la mondialisation des biens à ce rythme effréné vaut-elle le sacrifice de ces millions de marins ?

Avant que ne sombre tout espoir, mieux vaut mettre les voiles vers l’Océanie, où, comme le montrait l’historienne Hélène Artaud dans Immersion, les marins avaient une tout autre conception de la navigation, conçue comme outil d’émancipation des humains à travers les éléments naturels et non instrument d’asservissement des marins aux marchandises.


À bord des géants des mers. Ethnographie embarquée de la logistique globalisée, de Claire Flécher, aux éditions La Découverte, avril 2023, 240 p., 22 euros.

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