Trouver la patate du futur, le dernier espoir des paysans boliviens

Felipe Alanoca, agriculteur de 72 ans, tient deux variétés de pommes de terre, dans la municipalité d'Ayo Ayo, le 3 octobre 2023. - © Sara Aliaga / Reporterre
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La patate, base de l’alimentation de millions de Boliviens, est menacée par le dérèglement climatique. Alors paysans et chercheurs s’activent pour lui assurer un avenir.
Bolivie, reportage
« À cette saison, tout devrait être vert ici à cette altitude. Mais en ce moment, il ne pleut pas, donc tout est sec et on ne peut rien planter. » René Panyuni Mamani regarde ses parcelles d’Isquillani avec inquiétude. Le « papero » — producteur de pommes de terre — de 26 ans redoute une récolte 2024 catastrophique à cause de la sécheresse qui touche toute la zone andine bolivienne. « Heureusement que nous avons des parcelles à différentes altitudes, ça nous permet d’assurer une petite production », essaye-t-il de se rassurer. Il peut aussi compter sur l’aide d’ingénieurs agronomes, qui aident les agriculteurs comme lui à diversifier leurs cultures.
Car la culture de la patate est en péril. Ici, les vingt familles travaillent des parcelles qui s’étagent de 3 700 à 4 200 mètres d’altitude. En ce début octobre, il est impossible pour les paperos de planter sur les parcelles les plus hautes, mais plus bas, il reste encore un peu d’eau pour irriguer.
« En juin, on a planté de la waych’a et de l’imilla noire que l’on récoltera à Noël, raconte René, mais il faut de l’eau pour irriguer, sinon elles n’iront pas au bout. » La grande majorité de la récolte de ces deux variétés « commerciales » de patates sera vendue dans des marchés locaux ou à La Paz.

En temps normal, la production pour l’autoconsommation a lieu dans les parcelles les plus hautes. Les familles peuvent y planter jusqu’à une dizaine de variétés : de la sakampaya, qui sera déshydratée pour être conservée des mois, voire des années, de la pinta labios, dont la pulpe violette colore la bouche, de la chuisillo, que l’on garde pour les occasions importantes… la liste peut être longue.
« Pour les producteurs, cultiver différentes variétés est gage de sécurité alimentaire, explique Carlos Mena, ingénieur agronome à l’université supérieure de San Andrés (Umsa), chaque variété est consommée différemment, certaines sont uniquement destinées à être déshydratées en chuño ou en tunta par exemple [deux méthodes de déshydratation]. Avec différentes variétés, les familles sont quasiment assurées d’avoir une récolte malgré le gel, les averses de grêle ou la sécheresse. »

« Les paperos cherchent tous des manières de maintenir leur production »
Ces dernières années, cette stratégie traditionnelle de diversification des variétés de pommes de terre cultivées n’est plus suffisante pour résister aux aléas climatiques. Le manque d’eau est de loin le plus gros problème des producteurs.
« Avant, vers 2005, je me souviens que le brouillard montait des vallées, dit Maximo Mamani Marca, 60 ans, le dirigeant de la communauté d’Isquillani. On pouvait rester toute une journée sans rien voir. Ça maintenait le sol et les cultures humides. Aujourd’hui, ça n’arrive plus, ou alors le brouillard disparaît dans la matinée. »
Pour essayer de faire face à la situation, la communauté travaille avec Carlos Mena. Ensemble, ils testent de nouvelles variétés de patates et pensent à de nouvelles techniques d’irrigation et de culture. « Il y a quelques mois, Carlos nous a apporté cette variété, l’Alpha-B [pas native du pays]. Très vite, je me suis rendu compte qu’elle pourrissait quand je l’irriguais », décrit Maximo. « Grâce aux observations de Max, on sait que cette variété ne nécessite pas beaucoup d’eau, dit l’agronome. Elle pourrait sûrement être cultivée dans les parcelles les plus hautes quand il n’y a pas d’eau. »

À quelques kilomètres d’Isquillani se trouve la communauté de Callamoyo. On y rencontre Esteban Flores Calle, 68 ans, qui prépare sa parcelle pour planter dans quelques jours. Tandis que son neveu Enrique mène les deux bœufs qui labourent la terre, Esteban étend des sacs d’engrais à base de déjections de cochons d’Inde. Lui aussi est inquiet pour sa récolte : « Je sais que la production sera moins importante. Moins d’eau pour irriguer, c’est moins de pommes de terre. »

Profitant d’une pause, il échange avec Carlos Mena sur de potentiels systèmes d’irrigation plus efficaces. « Tu pourrais utiliser des pulvérisateurs avec un plus petit débit », suggère l’agronome. « Et l’irrigation goutte à goutte ? » demande Esteban. « C’est mieux, mais ça coûte plus cher en matériel. »
« Les paperos cherchent tous des manières de maintenir leur production, dit Carlos Mena. Ici, Esteban veut utiliser son eau plus efficacement ; à Isquillani, ils essayent de faire descendre leurs parcelles le plus bas possible. » En effet, dans la communauté de René et Maximo, le manque d’eau pousse les producteurs à essayer de produire dans de nouvelles zones.

Cette année, ils ont planté de la pomme de terre à un endroit qui, en temps normal, est le point d’arrivée des glissements de terrain lorsqu’il pleut. Un choix risqué, mais, sans pluie, le risque d’éboulement est moindre et c’est l’un des seuls lieux de leur communauté qui est irrigué naturellement.
Multiplier les variétés, avant de les travailler avec les producteurs
Le travail autour de l’adaptation de la patate ne se passe pas seulement auprès des producteurs. Carlos Mena mène une partie de ses recherches à la station expérimentale de Patacamaya, à 40 kilomètres d’Isquillani. Sur ce campus délocalisé de la faculté d’agronomie de l’Umsa, étudiants et chercheurs travaillent autour des espèces (animales et végétales) natives de l’Altiplano : quinoa, fèves, patates, camélidés, cochons d’Inde.
Ici, l’ingénieur agronome a réuni plus d’une trentaine de variétés de pommes de terre. « Pour le moment, je n’ai que quelques patates par variété. Le but, c’est de les multiplier ici, avant d’en donner aux producteurs avec qui je travaille, détaille-t-il, en sortant plusieurs filets de pomme de terre d’un bâtiment de stockage. Cela permettra de mieux connaître leurs caractéristiques et, peut-être, de trouver d’autres variétés comme l’Alpha-B, qui peuvent mieux résister au changement climatique. »

Sa collègue Fanny Arragan Tancara, qui travaille sur les ressources hydriques, ajoute : « Il ne s’agit pas juste de trouver des variétés qui résistent mieux aux aléas climatiques. Si les pluies sont plus tardives ces dernières années, ça veut dire qu’il faut trouver des variétés qui ont des cycles courts, que l’on puisse récolter au bout de 4 mois et non plus 6. »
Et la chercheuse d’insister sur le rôle crucial de l’université pour effectuer ces recherches : « On peut faire des tests, des erreurs, choisir de cultiver dans des conditions très mauvaises pour voir comment réagissent les cultures. » Un luxe que les producteurs, tenus par des impératifs économiques et de sécurité alimentaire, ne peuvent se permettre.
Pour les deux chercheurs, la variété génétique de la pomme de terre et l’identification de variétés qui permettent une culture plus résiliente sont des éléments clés pour assurer la sécurité alimentaire de l’Altiplano. Mais cela doit être articulé avec deux autres aspects fondamentaux pour Fanny Arragan Tancara : « Il faut que notre gestion de l’eau soit beaucoup plus efficace, à la fois dans le captage et dans la conservation, car les sécheresses vont être beaucoup plus récurrentes », souligne la chercheuse.
Elle insiste aussi sur l’importance de travailler ou non les sols, comme en labourant moins : « Dans l’Altiplano, les sols sont arides ou semi-arides. Travailler cet aspect-là permettra de mieux conserver l’humidité et de rendre ces terres plus riches pour la production agricole. » Sans avancées sur ces deux aspects, la culture de la pomme de terre sur les hauts plateaux andins est menacée.