Les spéculateurs font du blé sur les céréales des paysans

L'action de la Confédération paysanne s'est achevée au pied de la grande arche de la Défense, le 5 mai à Paris. - © Emmanuel Clévenot/Reporterre
L'action de la Confédération paysanne s'est achevée au pied de la grande arche de la Défense, le 5 mai à Paris. - © Emmanuel Clévenot/Reporterre
Une quarantaine de militants de la Confédération paysanne se sont rassemblés à Paris le 5 mai devant le siège de Cargill, géant étasunien de l’industrie agroalimentaire. Ils protestaient contre la spéculation sur les céréales exercée avec la guerre en Ukraine.
Paris, reportage
« Le prix du blé a doublé. Pour les plus modestes, ça va être dramatique. » Le visage doux et rieur de Vincent Delmas, qui quelques minutes plus tôt chantait à pleine voix l’hymne de la Confédération paysanne, se crispe à la prononciation de ces mots. « Pendant ce temps, les profits fuient les fermes et s’en vont remplir les poches des traders cachés derrière ces tours de verre. » Maraîcher et éleveur de brebis, il est venu de Montélimar ce 5 mai, dans le quartier d’affaires de La Défense, à l’ouest de Paris, pour brandir la banderole qu’il tient d’une main ferme : « Spéculation, le début de la faim ».
Une quarantaine de paysans de la Confédération paysanne se sont rassemblés le 5 mai au pied de la tour hébergeant le siège national de Cargill, firme agroalimentaire étasunienne réalisant 120 milliards d’euros de chiffre d’affaires. « Le pouvoir sur le coût des céréales se trouve entre les mains des spéculateurs en costard qui travaillent dans ces bureaux, déplore Nicolas Girod, porte-parole du syndicat, parmi la petite nuée de drapeaux jaunes flottant au gré des bourrasques. L’État a délégué la sécurité alimentaire au secteur privé, qui n’est là que pour les bénéfices. »

Dans les rayons des supermarchés, l’impact de cette spéculation sur les céréales est déjà palpable. D’après l’institut d’études spécialisé IRI (Information resources inc.), au mois d’avril, le coût des pâtes aurait augmenté de 15,31 % sur un an et celui de la farine de 10,93 %. À la même date, l’inflation de l’ensemble des produits alimentaires s’élevait à 3,1 %, un niveau qui n’avait pas été atteint depuis la crise de 2008.

« Ce sont nos paysans qui doivent nous nourrir, pas l’agrobusiness »
« Se servir de la guerre en Ukraine comme une aubaine pour faire grimper les prix est criminel, s’indigne Laurence Marandola, secrétaire générale de la Confédération paysanne. Des céréales, ce n’est pas ce qui manque. Il y en a des stocks pour les deux ans à venir. Si des famines ou des émeutes éclatent, notamment dans les pays du Maghreb, ce sera à cause des prix et non de la disponibilité. »

Un point de vue partagé par Nicolas Girod : « Sous couvert de solidarité internationale, on nous demande de produire plus pour soi-disant nourrir les populations du monde. Personne n’a donc la décence de s’attaquer à ce qui empêche réellement ces gens d’avoir accès à l’alimentation ? » À ses yeux, le problème trouve sa source dans le modèle néolibéral, ainsi qu’aux politiques de dérégulation successives qui l’accompagnent.

Invitant les autres à le suivre d’un geste de la main, un militant s’écrit : « Et si on allait demander à l’accueil qu’un représentant de Cargill descende nous apprendre comment ils comptent nourrir le monde et l’aider à prospérer ? C’est bien ça leur slogan. » Interrompu dans leur élan par un vigile, l’un d’eux s’amuse : « Il n’y a personne dans ces trente-six étages ? Il a bon dos le télétravail. » Discrètement, un policier en civil prévient les organisateurs du rassemblement qu’il n’est pas question de pénétrer dans l’enceinte de la tour, sous peine d’interpellations.

Parmi les revendications du syndicat, figure l’arrêt immédiat de la production d’agrocarburants : « Transformer des céréales en carburant dans le contexte actuel est insensé. Nourrissons d’abord les populations affamées, recommande Laurence Marandola. Et puis, nous devons réfléchir à des façons de produire de manière moins dépendante, plus résiliente et plus durable. La souveraineté alimentaire est fondamentale. Ce sont nos paysans qui doivent nous nourrir, pas l’agrobusiness. »
Aux alentours de 16 heures, la quarantaine de paysans a quitté les lieux, sans avoir eu le loisir d’écouter un représentant de la multinationale expliquer comment celle-ci parvenait à s’enrichir sur leurs céréales.

« Notre système agroalimentaire tue trois fois : le paysan, la planète et les consommateurs »
Plus tôt dans la journée, la question de l’accès à la nourriture monopolisait déjà les esprits, lors d’une réunion réunissant plusieurs associations humanitaires, dont Action contre la faim. « L’alimentation est devenue, de manière structurelle, la variable d’ajustement du budget des ménages », expliquait Laurent Seux.
Membre du Secours catholique, il a appuyé son discours sur l’exemple de Marie-France, bénéficiaire de 47 ans, habitant dans la Nièvre : « Elle vit depuis sept ans avec une allocation de solidarité spécifique. Et ce qu’elle dit, c’est que les minimas sociaux servent tout juste à ne pas se retrouver sans toit. Une fois les factures payées, il lui reste 10 euros par semaine, alors que fait-elle ? Elle ne prend qu’un repas par jour. C’est ça la réalité ! »

Il balaye de la main l’instauration du chèque alimentation promise par Emmanuel Macron, une somme de 50 euros par mois qui permettrait aux ménages les plus précaires « de bien se nourrir », selon Julien Denormandie, ministre de l’Agriculture. « Les chèques, on en a à foison. Celui pour l’énergie, pour le numérique, pour la mobilité et maintenant l’alimentaire. Cela complexifie le pilotage des aides sociales, à rebours des effets de simplification recherchés. Attachons-nous plutôt à répondre au problème de fond, à savoir la pauvreté et la solidarité. »

Ces chèques peuvent être une bonne réponse temporaire, mais ne doivent pas s’éterniser, selon Boris Tavernier, délégué général de Vrac, une fédération de treize associations développant des groupements d’achats dans les quartiers populaires pour rendre accessibles les produits bio et locaux aux habitants de ces territoires. « L’aide alimentaire ne devait durer qu’un hiver. Quarante ans plus tard, nous y sommes encore. » À ses yeux, seul un projet structurel pourrait changer la donne : « Aujourd’hui, notre système agroalimentaire tue trois fois : le paysan, la planète et les consommateurs. Il est urgent d’apporter une réponse ambitieuse et systémique. »