Liberticide, l’écologie ? le vrai débat est ailleurs

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Culture et idéesL’écologie serait liberticide, selon ses détracteurs. L’auteur de cette tribune, rappelant ce qu’est l’écologie politique, montre que cette critique est un faux débat, qui permet d’éviter de poser la question de la confrontation des modèles de société.
Ce texte est issu du travail de l’Atelier toulousain d’écologie politique, qui réunit des chercheur.es de toutes disciplines réfléchissant à la situation écologique actuelle. Il a été écrit par Guillaume Carbou, avec les contributions de Frédéric Boone, Julian Carrey, Andreas Eriksson, Florian Simatos et Marie-Anne Verdier.
Les adversaires de l’écologie déplorent la dictature des « Khmers verts » ou des « ayatollahs écolos ». Dans le grand public, bien des gens se plaignent des différentes normes « écologiques » qui ne cessent de contraindre leurs activités, même quotidiennes. La question semble donc légitime : l’écologie, en tant que projet politique, implique-t-elle de réduire les libertés individuelles ?
Une telle question est pourtant fondamentalement mal posée pour au moins deux raisons. Tout d’abord, elle amalgame sous le terme « écologie » des positions extrêmement différentes, de la simple protection de la nature à des propositions de réforme profonde de nos modes de vie. Ensuite elle suggère que la liberté est acquise dans nos sociétés alors qu’il s’agit d’une liberté bien spécifique, celle de consommer dans le cadre étroit de l’économie de marché.
Tout d’abord, il est important de rappeler que l’écologie politique doit être distinguée de la simple « protection de la nature ». Ainsi, tout ce qui se fait au nom de l’environnement ne se fait pas forcément au nom de l’écologie. En effet, l’écologie politique porte un projet de société global bien différent des simples taxes, normes ou labels auxquels est très souvent réduite la protection de la nature. Ce projet est certes peu représenté par les partis politiques actuels, mais il est fort d’une longue tradition philosophique (ses auteur-es phares sont Serge Moscovici, André Gorz, Rachel Carson, Bernard Charbonneau, Vandana Shiva, Murray Bookchin, ou encore Ivan Illich), bien relayée par les milieux associatifs et les médias spécialisés.
Si l’on se penche sur le rapport à la liberté de l’écologie politique, on s’aperçoit que ses caractéristiques principales l’éloignent de toute tendance dictatoriale. Tout d’abord, l’écologie politique ne prône pas tant des mesures restrictives pour les individus qu’une réforme globale de nos modes de vie. Selon elle, seule une sortie de notre système marchand productiviste, de ses inégalités structurelles et de sa philosophie de domination de la nature et des humains pourra nous extraire de la crise écologique.
Une société écologique demande une évolution culturelle
Ensuite, en tant que fille des mouvements libertaires des années 1930 puis 1970, sa pensée est nourrie d’anarchisme et de critique de l’État central, ce qui la rend peu prompte à l’autoritarisme. Plus largement, l’écologie politique consiste justement en une critique des diverses formes d’oppression (et donc de limitation des libertés) qui pèsent sur l’individu moderne : la bureaucratie, la division du travail et la hiérarchie, l’éloignement de la décision politique, l’obligation de performance dans un état de concurrence mondialisé, la technologisation du monde, etc.
Enfin, l’écologie politique considère qu’une société écologique demande certes la refonte des structures économiques, juridiques et politiques, mais également une évolution culturelle que Serge Latouche nomme « décolonisation des imaginaires ». En ce sens, son projet n’est pas d’imposer des limitations aux individus mais de les amener à se défaire du mythe selon lequel le bonheur se trouverait uniquement dans les biens et services marchands vantés par la société de consommation. En effet, cinquante ans de propagande industrialiste ont beaucoup fait pour convaincre qu’allumer la climatisation de sa voiture ou que disposer de cinq écrans connectés à domicile était des « libertés inaliénables » dont l’abandon constituerait un douloureux retour à l’âge de pierre. Il y aurait beaucoup à dire sur ce renversement philosophique qui fait désormais passer tout appel à la sagesse et à la modération pour une insupportable castration. Toutefois, il reste possible de penser qu’à la réflexion, beaucoup seraient prêts à lever le voile de la supercherie.

Quoi qu’il en soit, poser d’emblée la question écologique comme une question de restriction des libertés aboutit à un effacement radical de la complexité du sujet. Il est évident que toute organisation sociale produit des formes de « restriction » par le biais de lois, de règles, ou tout simplement de conventions tacites. La qualité humaniste de celles-ci dépend de leur caractère concerté et librement consenti ainsi que des possibilités ménagées aux individus pour s’en émanciper et les faire évoluer. Cela fait partie du projet d’une société écologique, tout autant que de mettre un terme à certains de nos modes de vie qui sont radicalement incompatibles avec une vie harmonieuse pour les humains comme pour la biosphère dans son ensemble.
La voiture a réussi le double exploit de désertifier les centres-villes et de rendre obsolètes les transports collectifs
Par ailleurs, puisque tous les collectifs humains s’imposent des « limites » d’une manière ou d’une autre, il est intéressant de s’interroger sur le rapport à la liberté de notre société actuelle. Et cet examen peut légitimement laisser dubitatif.
En effet, l’une des caractéristiques essentielles de notre modernité est de produire un ensemble de passages obligés qui conditionnent la vie des individus. C’est ce qu’Ivan Illich appelle des « monopoles radicaux », c’est-à-dire le fait qu’un bien de consommation devienne indispensable à l’ensemble de la société. C’est le cas par exemple de la voiture. Les zones rurales savent bien l’impératif vital qu’elle constitue, mais il faut également mesurer à quel point la voiture donne forme à l’ensemble de notre société : une fois son usage développé, il entrave fortement tout autre moyen de locomotion (parce que les distances à parcourir sont pensées en fonction de la voiture, parce que les villes sont organisées pour favoriser la voiture et non la liberté piétonne ou cycliste, parce les zones commerciales en dehors des villes comptent sur la voiture des consommateurs, etc.). La voiture a ainsi réussi le double exploit de désertifier les centres-villes (en permettant les zones commerciales et les cités-dortoirs) et de rendre obsolètes les transports doux ou collectifs. Ces monopoles radicaux se développent ainsi dans de nombreux domaines : est-on libre aujourd’hui de ne pas avoir d’abonnement internet ? Cela est plus que discutable lorsque l’on voit se déployer la « digitalisation » de notre quotidien, dans les services publics comme dans les rapports aux entreprises privées, sans compter l’isolement social et culturel que l’absence de ces technologies peut provoquer dans certains milieux. Et plus difficile encore : est-on libre aujourd’hui de ne pas avoir de banque ?
Bref, la banque, comme la voiture, internet, le téléphone, etc. possèdent le monopole radical sur nos existences. Les conséquences de cette situation sont extrêmement importantes : elle réduit très fortement nos modes de vie possibles. Et ce d’autant plus que ces outils devenus indispensables ont un coût qui conditionne largement la vie des individus. Nous devons payer, et toujours plus cher, notre voiture, notre téléphone, notre banque. Cela implique que nous sommes dépendants de la seule possibilité offerte par le monde moderne pour subvenir à ces besoins : le « marché de l’emploi ». Et là encore, la liberté est bien réduite. Que dire du degré de liberté d’une société dont 20 % des salariés avouent ne pas trouver d’intérêt à leur travail ?
Personne n’est libre d’acheter une voiture low-tech, sans électronique, sans clim et sans peinture : il ne s’en produit tout simplement pas
Enfin, au-delà de ces modes de vie imposés, notre liberté de consommer est largement limitée par les inégalités (qui explosent depuis 20 ans) et par les chiffres très importants en France de la reproduction sociale (tel père, tel fils). Cette « liberté » inculquée à nos imaginaires à coup de budgets publicitaire et marketing pharaoniques participe surtout à la création de désirs, et donc de frustrations, au cœur du système marchand. Ce système marchand qui vante d’ailleurs tant la liberté du consommateur est en fait bien trompeur : le consommateur n’est jamais libre que d’acheter les produits que notre organisation capitaliste souhaite produire, à savoir des biens à forte rentabilité et industrialisables. Ainsi, personne n’est libre d’acheter une voiture low-tech, sans électronique, sans climatisation et sans peinture : il ne s’en produit tout simplement pas.
Aussi, s’interroger sur le caractère liberticide de l’écologie constitue souvent une ruse des défenseurs de la société industrielle pour délégitimer toute proposition alternative et masquer sa propre tyrannie. L’écologie assume bien évidemment de définir certaines limitations afin de préserver notre biosphère et notre bien-être collectif, mais on ne saurait lui attribuer le monopole de la restriction des libertés. Ce faux débat nous détourne en fait de la seule question politique qui vaille : quel modèle de société est le plus désirable ?
En ce sens, l’écologie politique se présente comme un programme qui souhaite renforcer les économies locales et leur résilience, favoriser le lien social et la gestion sage des biens communs, et construire une relation non destructrice à la planète et à ses habitants. Elle s’oppose en cela à un système économique, politique et philosophique qui, certes, promet d’envoyer certaines de ses « élites » sur Mars, mais qui, pour ce faire, entretient des guerres, exploite les terres et les hommes, et nous contraint à produire, consommer, et gaspiller toujours plus.