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TribuneCulture et idées

Luc Ferry, un modèle de manipulation intellectuelle

L’analyse que voici du livre de Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique, est le chapitre 7 du livre La Baleine qui cache la forêt, Enquête sur les lieux communs de l’écologie, écrit par Hervé Kempf, et publié aux éditions de La Découverte en 1994.

C’est un texte long, qui demande de l’attention, mais qui décortique précisément les méthodes de manipulation intellectuelle utilisée par M. Ferry, notamment à l’encontre du philosophe Hans Jonas.

Pour des raisons techniques, nous n’avons pas indiqué toutes les références précises, qui figurent dans l’édition papier de La Baleine qui cache la forêt, livre aujourd’hui épuisé. Nous pouvons les fournir sur demande adressée à planete (at) reporterre.net


Titre du chapitre : « SOUS L’ECOLOGIE, LE FASCISME »

La société française aime se faire peur. Après que la Terre ait failli disparaître en 1989, une autre catastrophe a manqué ensevelir la démocratie au pays des Droits de l’homme. Des guetteurs à l’oeil de lynx se sont avisés que l’écologie n’était qu’un masque dissimulant pétainisme, fascisme et stalinisme. Les principaux thèmes de l’alerte furent lancés par Marcel Gauchet dans un article au titre lapidaire : « Sous l’amour de la nature, la haine des hommes ». Diverses publications répandaient aux quatre vents la grande peur des bien-pensants - sans cependant signaler les auteurs de la droite extrême qui la déclinaient à la sauce ultra-libérale , ni s’apesantir sur les livres qui réfléchissaient avec rigueur - , jusqu’à ce qu’elle atteigne une resplendissante expression avec un individu politically correct dénommé Luc Ferry, auteur du Nouvel ordre écologique.

A tout seigneur tout honneur : l’ouvrage mérite une lecture attentive. Car il constitue le meilleur témoin de l’attitude de la société française, qui, par une « inversion du risque » explicitée par le sociologue Philippe Roqueplo dans un autre contexte, confond le messager avec la bataille : mieux vaut incriminer le porteur de mauvaise nouvelle qu’accepter de s’adapter à celle-ci.

Staline + Hitler = ?

Au début, Luc Ferry, professeur de philosophie à l’université de Caen, était heureux : enfin, les idéologies déclinaient. Hélas, s’attrista-t-il : une autre a surgi, et du genre qui n’y va pas avec le dos de la petite cuiller : « L’écologisme radical formule les critiques les plus négatives qui aient jamais été prononcées contre l’univers moderne : le nazisme lui-même, pour ne rien dire du stalinisme, conservait encore une attitude ambigüe face à une technoscience qu’il dénonçait d’un côté, mais ne manquait pas de développer de l’autre, dans le contexte belliciste d’une « mobilisation totale » des forces de la nation » (Le Nouvel..., p. 35). Marcel Gauchet, on le voit, a trouvé son maître.

« L’écologie profonde, continue Luc Ferry, peut allier dans un même mouvement des thèmes traditionnels de l’extrême droite comme des motifs futuristes de l’extrême gauche. L’essentiel, ce qui fournit sa cohérence à l’ensemble, c’est le coeur du diagnostic : la modernité anthropocentriste est un total désastre » (p. 37).

Et comment se présente le dangereux bébé ? Par la bande : les écologistes « profonds » introduiraient l’idée que l’animal a un droit spécifique. Dire que la crotte de chien est un puissant signifiant de la nouvelle idéologie dépasse certainement les intentions du professeur, mais enfin, il constate que la zoophilie est un phénomène de masse.

« L’animalité s’avère être ainsi au coeur des débats contemporains sur les relations de l’homme avec la nature. » (p. 39). Or des différences essentielles séparent l’animal de l’être humain ; de celui-ci, écrit Luc Ferry interprétant Jean-Jacques Rousseau, on peut dire que « son humanitas réside dans sa liberté, dans le fait qu’il n’a pas de définition, que sa nature est de ne pas avoir de nature, mais de posséder la capacité de s’arracher à tout code où l’on prétendrait l’emprisonner. Ou encore : son essence est de ne pas avoir d’essence. » (p. 46). « Ce qu’affirme Rousseau, c’est la possibilité pour l’homme en tant que tel, pour cet homme ‘abstrait’ dont toute la pensée contrerévolutionnaire contestera l’existence, de s’arracher aux déterminations biologiques » (p. 47).

Ainsi, nous dit-on, la civilisation « trouve son essor véritable avec cet arrachement à l’univers naturel par lequel se constitue progressivement un ‘monde de l’esprit’ »(p. 52). Donc, « s’agissant de la liberté, hommes et animaux paraissent séparés par un abîme. Il porte même un nom : l’histoire, qu’il s’agisse de celle de l’individu (l’éducation), ou de celle de l’espèce (politique) » (p. 104).

Autour de cette conception se forme une opposition radicale, affirme l’auteur : le romantisme contre les Lumières. « Au romantique qui tient que l’homme abstrait n’est plus un homme, l’Aufklärer [l’homme des Lumières] répond que c’est au contraire l’individu enraciné, de part en part déterminé par sa situation, qui retourne à la nature et perd ainsi sa qualité d’humain » (p. 54). En effet, il n’est alors plus libre. La culture traditionnelle apparaît dans cette conception comme une seconde nature, le fait de s’en arracher définirait l’être humain.

En ce qui concerne l’animal, continue le professeur, le spiritualisme cartésiano-chrétien - pour lequel il ne serait qu’une machine - est responsable du mépris dans lequel on tient les bêtes (p. 77). Il a été critiqué par l’humanisme matérialiste, qui voit une différence de degré, non de nature entre l’homme et l’animal, et a produit la loi Grammont de 1850 interdisant les mauvais traitements en public sur les animaux domestiques.
Les animaux n’en deviennent cependant pas sujets de droit : si on les protège, c’est parce qu’en les faisant souffrir, nous perdons notre humanité. On reste ainsi dans le cadre anthropocentrique.

En revanche, dit Ferry, une autre critique se forme à partir de l’utilitarisme de Bentham. Elle pose que le principal critère moral signifiant est la capacité d’éprouver du plaisir ou de la peine. Ainsi oppose-t-elle le bonheur à la liberté de la « tradition républicaine et humaniste » (p. 83). Un représentant éminent de cette théorie, Singer, considère « l’animal comme respectable en et pour lui-même. Il le tient pour une ‘personne morale’, pourvue d’une dignité intrinsèque » (souligné par L.F., p. 87). Le prémisse de sa théorie, c’est que l’intérêt fonde le droit.

Quel est le rapport avec « l’écologisme » ? C’est qu’avec ce mouvement de la libération animale, « nous sommes renvoyés à un simple fait de nature » (p. 101). On y retrouverait le même antihumanisme dont témoignerait « l’écologie profonde ». Ainsi peut-on formuler, selon Ferry, la problématique écologique : « S’agit-il seulement de veiller à nos lieux de vie parce que leur détérioration risquerait de nous atteindre, ou au contraire, de protéger la nature comme telle ? » (p. 132). Le clivage est profond : « La première [approche] peut conserver sans dommage l’héritage de l’humanisme moderne (c’est en vertu des fins de l’homme qu’il s’agit de respecter la terre), tandis que la seconde implique sa remise en question la plus radicale » (p. 133). Cette dernière, en posant des obligations morales envers beaucoup d’êtres, « pourrait devenir une puissance moralisatrice de première grandeur pour peu qu’une dose, même relativement faible, de contrôle social, lui assure un réel pouvoir sur les individus ! » (p. 138). C.Q.F.D.
Il y a de quoi s’inquiéter, nous dit Ferry, car la critique de la modernité peut recevoir le soutien des religions, et aussi des néo-fascistes et des ex-staliniens, « dont les convictions antilibérales passées ou présentes, refoulées par nécessité plus que par raison, ne demandent qu’à s’investir dans une nouvelle aventure de la politique scientifique » (p. 27). Or, on trouve dans l’attitude du nazisme à l’égard de la nature des positions proches de l’écologie profonde : « Les thèses philosophiques qui sous-tendent les législations nazies recoupent souvent celles que développera la deep ecology et ce, pour une raison qu’on ne saurait sous-estimer : dans les deux cas, c’est à une même représentation romantique et / ou sentimentale des rapports de la nature et de la culture que nous avons affaire, liée à une commune revalorisation de l’état sauvage contre celui de (prétendue) civilisation » (p. 185).

En effet, les législations nazies reprennent un thème « central, de la lutte du sentimentalisme romantique contre le classicisme des Lumières : la vraie nature, qu’il faut à tout prix protéger contre les méfaits de la culture, n’est pas celle qui a été transformée par l’art, et par là même humanisée, mais la nature vierge et brute qui témoigne encore de l’origine des temps » (p. 186).

De cette idée romantique de nature vierge et sauvage, on passerait logiquement à celle de la pureté et à l’éloge de la différence face au mouvement « d’indifférenciation (‘d’américanisation’) qui forme la dynamique centrale du Capitalisme mondial » (p. 200). « L’éloge de la différence, omniprésent dans les législations nazies, se retrouve presque mot pour mot dans les versions les plus ‘avancées’ de l’écologie profonde. Soyons clairs : il ne s’agit pas, par un tel rapprochement, de suggérer que le gauchisme [sic] et le fascisme sont des idéologies similaires. » Non, non, pas du tout. « Il n’en demeure pas moins que le projet, en soi légitime, de préserver certaines identités communautaires s’accompagne parfois de dérapages d’autant plus inquiétants qu’ils n’ont rien d’accidentel, inscrits qu’ils sont au coeur d’une philosophie de la différence. » (p. 211)

Ivan le Lénine ou Vladimir Oulianov Illich ?

La thèse est exposée dans un rapport avec les sources et les faits, que semble illustrer, un moment, cet aveu : « Commençons par ne pas écarter tous les faits » (p. 69).

Il faut insister sur la méthode de Luc Ferry : un débat intellectuel sérieux ne peut s’abstenir de la rigueur et de la précision. Et particulièrement en cette peu ténébreuse affaire, où l’un des protagonistes se revendique de l’humanisme. Historiquement, l’humanisme s’est manifesté et constitué dans l’Europe de la Renaissance par un retour aux textes anciens, pour retrouver, dans un travail d’érudition minutieux, face aux dogmes et sous la gangue des commentaires accumulés, la vérité de l’original. Puisqu’il est ici beaucoup question d’humanisme, la moindre des choses serait d’écouter attentivement les mots des uns et des autres.

On relève dans le livre nombre d’inattentions ou d’erreurs : Ivan Illich est orthographié « Illitch » (p. 134), Carlos Castaneda se trouve bizarrement affublé d’une particule (p.148), Arne Naess gagne quant à lui un « e » (p. 145), Brice Lalonde « ne fut jamais vraiment lui-même un ‘soixante-huitard’ » (p. 266), alors qu’il était président du syndicat étudiant UNEF-Sorbonne en 1968 , etc.

Plus important, parce qu’on touche au coeur de l’argumentation, les études éthologiques nuancent fortement - pour ne pas dire démentent - l’affirmation suivante : « Jusqu’à preuve du contraire, les animaux n’ont pas de culture, mais seulement des moeurs ou des modes de vie et le signe le plus sûr de cette absence est qu’ils ne se transmettent à cet égard aucun patrimoine nouveau de génération en génération » (p. 104). L’éthologie moderne dit à peu près l’inverse, en constatant l’acquisition de nouveaux comportements et de nouvelles techniques qui se transmettent efficacement d’un individu au groupe et d’une génération aux suivantes.

Plus généralement, les primatologues tendent à parler de culture à propos des chimpanzés. En effet, les études permettent de reconnaître dans les comportements de ces primates les critères qui définissent opérationnellement la culture (innovation, dissémination de l’invention, standardisation de celle-ci, pérennité de l’invention, diffusion à d’autres groupes sociaux, transmission entre générations). On ne peut pas écarter brutalement l’idée de culture animale, sauf à définir précisément ce qu’on entend par la culture. Quant au critère donné par l’auteur, il est démenti par l’observation scientifique.

Pourquoi tant de haine ?

Mais c’est dans l’usage des citations que Luc Ferry révèle toute sa mesure. Un des principes de la discussion consiste à écouter son interlocuteur, sans quoi il n’y a pas de débat possible. Dans l’ordre de l’écrit, cette écoute se traduit en fondant les arguments critiques sur les écrits de l’adversaire, qui constituent les témoignages de sa pensée.

Or Ferry emploie le mot « haine », attribuant ce sentiment à ceux qu’il attaque, à une cadence industrielle ; les écologistes profonds et leurs comparses haïraient : toute forme de culture humanistique (p. 38), l’héritage des Lumières (p. 38), les artifices (p. 39), l’humain comme tel (p. 39), le cosmopolitisme, le déracinement moderne, l’universalisme, les droits de l’homme (p. 179), la modernité (p. 180), la civilisation occidentale (p. 236).

On s’attendrait à quelque aliment qui nous convainque de cette haine inextinguible. Eh bien, non ! Il nous faut croire sur parole l’auteur, puisque dans aucun des textes qu’il cite on ne retrouve un mot de la famille : haine, haïr, haïssable, haineux, etc. Cette question dépasse l’anecdote ou l’effet de style.

Soit les auteurs attaqués « haïssent » : dans ce cas, il serait aisé d’en trouver des preuves manifestes.
Soit le dissentiment ou la critique qu’ils expriment sont assimilables à la haine : mais le langage est assez riche pour que l’on trouve d’autres mots pour caractériser plus précisément l’attitude de ces auteurs.
Soit cette imputation répétée obsessionnellement a pour seul but, en l’absence de preuve, de convaincre le lecteur de la malignité des adversaires.

Un exemple plus développé montre comment raisonne Luc Ferry. Commentant le texte d’un auteur (qu’il orthographie Rowe - p. 141 - ou Stowe - p. 143), il nous apprend que « l’écologie profonde fera désormais du holisme et de l’antihumanisme des slogans manifestes du combat contre la modernité (les termes eux-mêmes, considérés comme positifs, sont, je le répète, omniprésents dans cette littérature) » (p. 143).

Il souligne les termes, pourtant absents des citations qu’il donne. Où cette affirmation trouve-t-elle alors sa source ? Il ne devrait pas être difficile d’en trouver, puisque « la littérature consacrée à ce mouvement [la deep ecology] est très considérable, mais aussi, il faut l’avouer, très répétitive » (p. 134). Tout ce qu’il parvient à exhumer, c’est la mention par George Sessions de : « inhumaniste » (p. 149), d’ailleurs isolée de tout contexte.

Pour autant que les mots aient un sens, cela signifierait
« différent de l’humaniste », alors qu’une dénégation de la valeur de l’humanisme s’exprimerait par « antihumaniste ».

Mais ces rappels à la rigueur sont naïves. Car l’amalgame et l’insinuation mènent en réalité le bal. Qui est censé nous emmener dans les années trente, vous savez, quand un certain Adolf...

Luc Ferry réfléchit sur les « deux penchants pervers de l’écologisme contemporain, l’un et l’autre animés d’un même mépris de la social-démocratie formelle, l’un et l’autre adossés à une solide tradition dont l’apogée se situa sans doute à la fin des années 30 » (p. 28). « Chacun sait ou finira par savoir que l’écologie, ou du moins l’écologisme, possède des racines douteuses et que les relents pétainistes du terroir n’y sont pas toujours absents » (p. 121). Pour les « nouveaux intégristes » (p. 237), répète-t-il, « l’affaire est d’en finir avec cet univers démocratico-libéral » (p. 242).

Qu’elle hésite entre le romantisme conservateur et la révolution anticapitaliste, l’écologie profonde, pour ceux qui n’auraient pas compris, a « la même hantise d’en finir avec l’humanisme qui s’affirme de façon parfois névrotique, au point que l’on peut dire de l’écologie profonde qu’elle plonge certaines de ses racines dans le nazisme et pousse ses branches jusque dans les sphères les plus extrêmes du gauchisme culturel » (p. 180). Cette logorrhée s’achève dans l’injure : « Jonas, que certains considèrent comme un authentique philosophe » (p. 157).

La ligne jaune est enfin franchie quand Luc Ferry se met à manipuler les textes. S’il utilise des textes non référencés (J. Baird Callicott p. 176) ou non publiés (p. 212), donc non vérifiables, ou les tronque de manière discutable (Michel Serres p. 151, Antoine Waechter p. 213), c’est contre Hans Jonas qu’il se montre le plus virulent. L’affaire mérite un temps d’arrêt : car le travail du philosophe allemand, qu’on y adhère ou non, est une des plus stimulantes de la réflexion écologique.

La politique du renoncement

Ferry, pour disqualifier Jonas, va tenter de le faire passer pour un stalinien. « La tâche [de maîtriser la technique] semble impossible, du moins irréalisable, selon Jonas, dans le cadre d’une société démocratique. Il faudrait recourir à la force (...), à la contrainte étatique, dont Jonas ne peut s’empêcher d’admirer et d’encourager l’exercice dans les pays de l’Est et l’Union soviétique... » (p. 160). Jonas, insiste Ferry, émet des « professions de foi en faveur des régimes communistes » (p. 165). On ne peut qualifier cette présentation autrement que par le terme de mensonge.

Reprenons la pensée de Jonas. Son raisonnement dépend explicitement du postulat « que nous vivons dans une situation apocalyptique » (Le Principe responsabilité). Cette situation découle des « dimensions excessives de la civilisation scientifique-technique-industrielle ». Le diagnostic fonde le raisonnement qui va suivre, qui ne se situe pas dans une abstraction universelle, mais dans un contexte historique. On peut critiquer et refuser le postulat. Mais il n’est pas sérieux de discuter le raisonnement sans se définir par rapport à son point de départ.

Donc, poursuit Jonas, on maîtrisera cette perspective apocalyptique « par un niveau supplémentaire de pouvoir et non par un renoncement quiétiste au pouvoir ». De quel pouvoir s’agit-il ? Pas le pouvoir « qui visait directement une nature qui semblait être inépuisable » et qui échappe au contrôle de l’usager, mais le pouvoir sur le pouvoir technique « qui n’est déjà plus celui de l’homme ». « Et puisque l’économie ‘libre’ des sociétés industrielles occidentales est précisément le foyer de la dynamique qui dérive vers le danger mortel, le regard se tourne naturellement vers l’alternative du communisme. Peut-il nous apporter le secours dont nous avons besoin ? Est-il équipé pour cela ? C’est uniquement de ce point de vue que nous voulons examiner l’éthique marxiste - donc du point de vue qui sauve du malheur, non de celui de l’exaucement d’un rêve de l’humanité. »

Ecrit avant 1979, à une époque où l’on regardait naturellement vers le marxisme, le texte se confronte au Principe espérance du marxiste Ernst Bloch. Il va donc, dans une discussion contre la prétention utopique du marxisme, examiner ses capacités de réponse à la situation décrite.

Car selon Jonas, pour éviter la perspective apocalyptique, il faudra faire des sacrifices, et « renoncer à la prospérité au bénéfice d’autres parties du monde ». Jonas note d’ailleurs que les « deux titans communistes » (la Chine et l’URSS) n’ont pas encore prouvé qu’ils étaient prêts à le faire.

Cette idée du renoncement, cette « fin nullement reluisante de l’automodération de l’humanité », est la deuxième articulation de son raisonnement. Il est légitime de discuter cette issue du renoncement et d’en proposer une autre. Mais la logique du raisonnement qui suit découle de ce choix.

Troisième articulation : les sacrifices ne sont possibles que dans une vision à long terme. Or, selon Jonas, la société capitaliste n’en est pas capable, puisqu’elle ne répond qu’à l’intérêt du court terme. Quel autre modèle non religieux (Jonas refuse de raisonner en recourant à la solution de facilité que serait, sur le plan réthorique, la religion) existe-t-il qui ait une vision de long terme ? Le marxisme.

Donc, on l’examine du point de vue de sa capacité à faciliter le renoncement. Mais le marxisme se situe lui-même dans la modernité, puisqu’il « intègre l’idéal naïvement baconien [de Francis Bacon, scientifique anglais contemporain de Descartes] de la domination sur la nature et celui de la transformation de la société » , « il se comprend lui-même comme son exécuteur testamentaire prédestiné, meilleur (c’est-à-dire plus efficace) que ne le fut le capitalisme ».

Ainsi, « la surabondance matérielle de la technique moderne est un facteur essentiel dans l’idéal socialiste moderne. Accélérer l’industrialisation est, ainsi, partout où jusqu’à présent, le socialisme a pris le pouvoir, la signature de sa politique effective et résolument décidée ». Autrement dit, le socialisme marxiste ne fait pas mieux que le capitalisme du point de vue qui occupe Jonas.

Le marxisme peut-il cependant atteindre le but ici fixé ? « Seulement à condition de réinterpréter son rôle, de celui qui apporte le salut en celui qui empêche le malheur, donc en renonçant à son souffle vital, l’utopie. Ce serait là un ‘marxisme’ très différent, devenu presque méconnaissable, jusque dans le principe de son organisation externe. »

Au total, la question n’est pas de « comparer les avantages intrinsèques des systèmes de vie eux-mêmes, mais simplement leur aptitude à remplir une fin qui leur est étrangère à l’un comme à l’autre, à savoir l’empêchement d’une catastrophe de l’humanité sous la domination de la poussée technologique, dans laquelle personne ne cède quelque chose à l’autre ». Le problème, c’est qu’il faut prendre « des mesures que l’intérêt individuel des sujets concernés ne se serait jamais imposées spontanément, qui donc, dès lors qu’elles atteignent la majorité, peuvent difficilement faire l’objet d’une décision dans le processus démocratique ».

Pas impossible, difficile : qui le nierait ? A moins, suggère Jonas, qu’existe « un nouveau mouvement religieux de masse, pour rompre de plein gré avec l’hédonisme de la vie en abondance, dans lequel on a été élevé (c’est-à-dire avant que l’amère nécessité ne nous y contraigne) ».

Jonas lui-même, quoi qu’il n’aime pas évoluer dans la « zone de pénombre du politique », pense que seule «  une élite peut éthiquement et intellectuellement assumer la responsabilité pour l’avenir que nous avons indiquée », même s’il « serait préférable (...) qu’on puisse confier la cause de l’humanité à une ‘conscience authentique’ qui se propagerait avec un idéalisme public correspondant. (...) Compte tenu du caractère insondable du mystère ‘homme’, cela n’est pas à exclure. »

Jonas ne tranche pas. La question qu’il pose à qui veut l’entendre, c’est de savoir si la démocratie est apte à prendre en charge l’avenir. Si l’on admet les postulats successifs - il y a crise écologique, elle appelle des renoncements -, il faut répondre à cette question.

Jonas conclut d’ailleurs : « Peut-être l’austère vérité peut-elle exalter elle aussi et pas seulement le petit nombre, mais finalement aussi le grand nombre. C’est là le meilleur espoir dans les temps sombres ». La pensée de Hans Jonas n’est certes pas animée du plus franc optimisme. Mais la présenter comme une sorte d’apologie du stalinisme est indigne, et fait reculer le débat.

Les Belges sont-ils nazis ?

Un débat d’ailleurs obscurci par la théorie difficile à saisir de Luc Ferry, voltigeur de la pensée moderne. L’écologie s’appuierait en permanence sur les sciences positives (p. 26), tout en dénonçant la technoscience (p. 35). « L’écologie profonde pose de vraies questions » (p. 237), mais « l’écologie est une affaire trop sérieuse pour eux [les écologistes profonds] » (p. 238).

S’agissant de la liberté, les animaux et les hommes paraissent séparés par un abîme (p. 104), liberté dont on perçoit cependant « la trace dans la souffrance du vivant » (p. 260).

Un des pôles essentiels de la culture et de l’éthique moderne est « la valorisation du choix de fins universelles, par opposition à celles, égoïstes, qui ne valent que pour soi » (p. 61) ; cependant, la « sensibilité écologique ‘moyenne’ », qui « n’a rien d’extrémiste, ni même d’antidémocratique », relève de cette « éthique de l’authenticité, de ce souci de soi au nom desquels on revendique volontiers - et pourquoi pas ? - une certaine ‘qualité de la vie’ » (p. 28).

La loi belge sur les animaux de 1929 est comparable et antérieure à la loi allemande de 1933 (p. 195), sans que l’on nous explique pourquoi cela ne précipite pas la Belgique de l’époque dans l’opprobre nazie. D’ailleurs, cette loi allemande – « texte qui pourrait être signé des deux mains par nos deep ecologists » (p. 197) - ne considère pas les animaux comme une personne juridique de même rang que le citoyen allemand (p. 196). On pensait avoir compris que les « écologistes profonds » accordaient une personnalité égale aux animaux, ce qui les conduisait au nazisme...

Mais le clou du spectacle vient quand, après deux cent pages qui nous ont convaincu que : les « écologistes profonds » - qui certes ne sont pas toute l’écologie, mais enfin bon... - accordent à la nature une personnalité juridique, et tout découle de là, c’est très dangereux parce que les nazis faisaient pareil, et d’ailleurs, il y a plein d’anciens gauchistes qui s’investissent dans l’écologie profonde afin de pouvoir critiquer haineusement le monde moderne ; quand donc, la lumière s’est faite en nous... Voilà ce qu’on nous assène : « Nous ne pouvons tout à fait nous départir de l’impression que la nature possède une certaine valeur en elle-même, qu’elle est parfois susceptible de nous étonner, voire de nous émerveiller hors de toute considération de maîtrise ou d’utilité » (p. 239). On nous apprend même que la nature témoigne d’une finalité (p. 262).

Misère de misère ! Luc Ferry serait-il un agent double, habilement téléguidé par la coalition nazo-stalino-religieuse ? Eh bien , « ce sont les idées évoquées par la nature qui lui donnent tout son prix. Sans elles, nous n’accorderions pas la moindre valeur au monde objectif » (p. 259). Ah, bon... Mais, pour que tout soit parfaitement clair, « c’est bien la nature elle-même qui fait signe vers des idées qui nous sont chères » (id.). Sans commentaires.

Vous avez dit « moderne » ?

Il convient de préciser certains points. Rappeler en premier lieu qu’il n’y a pas de relation obligée entre écologie et zoophilie, et que la critique écologiste, notamment en Europe, est d’abord un discours sur la technique : que l’on prenne Ivan Illich, Jacques Ellul, André Gorz, ou Hans Jonas - pour citer des auteurs qui ont eu une réelle influence en France -, on retrouvera toujours ce point de départ. Interpréter l’amour des animaux comme un symptôme de la conscience écologiste vaut peut-être pour la société dans son ensemble, mais c’est, pour le mouvement écologique lui-même un raccourci que dément son histoire. A tort ou à raison, il s’incarne dans la lutte antinucléaire plus que dans Brigitte Bardot.

La question de la technique pose cependant celle du rapport de l’homme à la nature. Il n’y a donc pas de raison de refuser de débattre sur le terrain où se place Ferry. Il y aurait, selon lui, une frontière infranchissable entre l’homme et la nature.

Les écologistes disent qu’il faut réinterroger cette frontière, en partant d’un point de vue pratique : puisqu’elle légitime une transformation de la nature qui porte atteinte à l’humanité, le meilleur moyen de freiner cette transformation est de discuter le « droit de détruire » que s’accorde l’homme.

Les écologistes ne prétendent pas nier la spécificité humaine, ils n’accordent pas une « préférence éthique au règne de l’anti-nature sur celui de la nature » (p. 105). Ils cherchent un monde où ce choix ne se pose pas, où l’on ne soit pas obligé de choisir entre nature et culture, parce que les deux seraient associées harmonieusement.

Où, si l’on accepte le point de vue selon lequel la nature n’existe plus hors de la culture (voir le ch. 3 de La Baleine qui cache la forêt), la culture se coule dans les flux naturels au lieu de les contraindre. Ce n’est pas être contre l’humanisme que de dire que les nouvelles conditions historiques qu’a suscitées son succès nécessitent de le réécrire sous peine de n’en plus vivre qu’une parodie.

Quant aux « écologistes profonds », on peut se reporter à la citation que Ferry donne lui-même du texte d’Arne Naess, dont il estime qu’il « vaut comme l’un des manifestes les plus fiables du mouvement » (p. 144) :
« 1- le bien-être et l’épanouissement de la vie humaine ET non humaine sur la terre sont des valeurs en soi [souligné par HK ; il ne s’agit pas d’exclure l’homme, il s’agit de l’associer] ; (...) 3 - les humains n’ont aucun droit à réduire cette richesse et cette diversité, SI CE N’EST pour satisfaire des besoins vitaux » [souligné par HK] ; il ne s’agit pas d’interdire, mais de ramener l’action de l’homme à son besoin ; c’est-à-dire, dans le fil d’une longue tradition écologique, de redéfinir ces besoins. Il n’y a pas là d’antihumanisme, mais l’appel à une autre conception de l’action de l’homme dans la nature.

Par ailleurs, selon une antienne qui commence pourtant à dater - les écologistes veulent revenir à la bougie -, le système technique présent porterait la « modernité », et les critiques à son égard seraient régressives.

Mais le modernisme n’est pas un absolu figé : c’est la capacité de répondre à une époque donnée aux problèmes de cette époque avec les outils de l’époque. Il en va de même de la situation actuelle : l’évolution du pouvoir de l’humanité sur la biosphère et la constitution d’une culture mondiale posent évidemment le problème de sa liberté d’une autre manière qu’en 1755, quand Jean-Jacques Rousseau faisait paraître le Discours sur l’origine de l’inégalité.

Et si ce qu’on appelle la « modernité » conduit à une transformation de la nature dommageable à l’homme, il faut bien accepter de la remettre en cause. Au total, il y a inversion de sens : ceux qui prétendent parler au nom de la « modernité » défendent une vision du monde qui est devenue archaïque. Sur le fond, la différence porte sur le diagnostic : les écologistes estiment que la situation est radicalement nouvelle, les conservateurs, comme il est logique, estiment que non...

Comment les conservateurs voient le monde

Le livre de Ferry est exemplaire : son succès atteste qu’une large partie de la société française y a retrouvé sa vision du monde. Et des entreprises comme Electricité de France, Thomson ou Petit-Bateau ne se sont pas trompées sur la portée idéologique de la charge du professeur de Caen, puisqu’elles rétribuent ses prestations 5 000 ou 10 000 F.

Ainsi, il ne faut pas lire Ferry comme une critique de l’écologie, mais comme l’expression positive du système dominant : dans le repli des phrases, dans le choix des mots, dans l’ombre des dénonciations « humanistes », il nous donne les repères du monde qu’il défend.

La nature : « On pourrait tenter de définir ce qui dans la nature elle-même doit être respecté et ce qui, en revanche, doit être combattu au nom d’un interventionnisme bien compris (...) Il est évident que tout, en elle, ne mérite pas également d’être protégé » (p. 260). La nature des conservateurs est une suite d’éléments modulaires, dans laquelle on peut choisir ce qui nous arrange.

Mais la connaissance scientifique a dépassé ce point de vue ; elle forme l’image d’un jeu de relations dont toute modification entraîne la recomposition de l’ensemble. Selon le chercheur Yves Gillon, « les écologues perçoivent de mieux en mieux les interdépendances entre espèces. Ils ne voient plus dans les écosystèmes des juxtapositions aléatoires de taxons, mais constatent d’incessantes rétroactions au sein de sous-ensembles biocénotiques : lieux privilégiés de phénomènes coévolutifs, spécifiques ou diffus ».

La science : elle va résoudre les problèmes. « Que ce soit par un surcroît de science et de technique que nous parvenions un jour à résoudre les questions qu’aborde l’éthique de l’environnement est plus que probable », écrit Ferry (237). Cependant - comme elle n’est qu’un outil idéologique -, on n’en tient pas compte si elle dit quelque chose qui ne convient pas. Par exemple : « La science ne nous enseigne-t-elle pas, du reste, qu’il existe une continuité secrète entre les êtres vivants ? C’est dès lors en son nom prestigieux qu’il conviendrait d’accorder un égal respect à toutes les manifestations de la vie universelle. Projet sympathique, au sens propre, mais peut-être incompatible avec les termes dans lesquels s’est défini l’humanisme laïque issu de la Révolution française » (p. 44). Implicitement, on nous dit de maintenir une philosophie quand bien même la connaissance scientifique en contredirait les fondements.

L’écologie : réformiste, elle vise une « qualité de vie » moins stressée, aime les plages désertes et les mers non polluées, mais n’imagine pas renoncer aux progrès de la médecine ou aux nécessités de la voiture individuelle et des trajets en avion (p. 38-39). La crise écologique proprement dite - la tension sur les écosystèmes - est ignorée, comme la situation de nombre de peuples du Tiers Monde.

Surtout, pas de conflit, pas de politique : si l’écologie « accepte de se dire réformiste, elle devra reconnaître qu’elle est un groupe de pression exprimant une sensibilité qui, pour être partagée par l’immense majorité, n’a pas à elle seule vocation au pouvoir. Politique, l’écologie ne sera pas démocratique ; démocratique, il lui faudra renoncer aux mirages de la grande politique » (p. 267).

De toute façon, tout est bien dans le meilleur des mondes : « Réconciliée avec l’Etat, qui lui donne des ministres, avec la démocratie, qui offre la possibilité de changements sans violence, l’écologie s’intègre enfin au marché, qui s’adapte tout naturellement aux nouvelles exigences des consommateurs » (p. 267). Le marché... bon sang, mais c’est bien sûr !

Le sens de la vie : dans les « Etats libéraux », les individus sont « livrés à eux-mêmes » (p.239). Tout tourne autour de l’individu : la question du sens de l’existence s’est déplacée vers les sphères de l’éthique et de la culture, « entendues comme épanouissement de la personnalité individuelle » (p. 253). Les individus n’ont plus que des petits desseins : « A l’intérieur de ces petits desseins, qui sont comme autant de bulles closes sur elles-mêmes, nos actions prennent un sens. Mais la question du sens de ces projets, ou, si l’on veut, la question du sens du sens, ne peut plus être posée collectivement au sein d’un univers laïc » (p. 252). D’ailleurs, la pensée individualiste est « plus soucieuse de l’existence privée que du sort de l’espèce » (p. 65).

L’euthanasie : l’individu a tout intérêt à éviter de vieillir. En effet, « la faculté d’arrachement à l’ordre de la naturalité est le signe du proprement humain » (p. 65). Or, « la vieillesse, inéluctable, rétablira peu à peu les droits de la nature sur ceux de la liberté » (p. 64). Ramené à la nature en vieillissant, l’être humain perd la liberté, donc l’humanité. « Il n’est pas déraisonnable d’admettre qu’il nous faille respecter l’humanité, même en ceux qui n’en manifestent plus que les signes résiduels » (p. 105). Voilà un enthousiasme rassurant.

L’Occident : « A l’évidence, c’est dans nos sociétés libérales-sociales-démocrates que le souci de l’environnement est le plus marqué » (p. 34). « Le souci de l’environnement » est « infiniment plus développé » en Europe et aux Etats-Unis que dans le Tiers Monde (p. 143). Tout est bien chez les meilleurs du monde. A propos, que faut-il penser des pygmées, des Penans, des Yanomamis ? Hors jeu : ils n’appartiennent pas à la modernité. Ne forment-ils pas des « communautés viscéralement closes sur elles-mêmes », donc « incapables de dépasser leurs singularités ataviques pour entrer en communication avec autrui » (p. 217) ? Quant au colonialisme passé et aux rapports de force présents, qui jouent peut-être un rôle dans l’affaire, on les ignore.

Le monde présent : « Pour la première fois sans doute dans l’histoire de l’humanité, nous vivons le temps où cette critique [interne de l’espace démocratique], que les Aufklärer du XVIII° siècle appelaient déjà de leurs voeux, atteint le seuil minimal de la maturité. Le réformisme (...) constitue l’unique attitude correspondant à la sortie du monde de l’enfance » (p. 254). Avant, on ne savait pas grand-chose : « On discutait de la démocratisation de l’enseignement, des nationalisations, de la croissance zéro ou du rôle respectif de l’URSS et des USA dans l’ignorance complète des données les plus élémentaires » (p. 255).

Une telle représentation du monde laisse pantois, et rend les commentaires inutiles. On doit remercier Luc Ferry de nous donner un tableau qui semble exact de l’univers mental actuel des conservateurs. Mais l’on espère qu’ils accepteront de poursuivre plus loyalement qu’il ne l’a fait la discussion qui leur est proposée. Parce que les enjeux sont exigeants et difficiles, elle requiert, des deux côtés, rigueur et respect de l’autre.


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