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Grands projets inutiles

Luttes locales : qui sont ces David contre Goliath ?

Manifestation contre Amazon, le 30 janvier 2021 dans le Gard.

Quels collectifs sont opposés aux projets polluants et imposés ? Quels sont leurs modes d’action et leurs victoires ? Un sociologue a passé au crible la « carte des luttes » de Reporterre, et esquisse le portrait de celles et ceux qui mènent ces combats.

Cela fait maintenant deux ans que Reporterre recense les collectifs en lutte contre les projets polluants et imposés. Des entrepôts Amazon aux fermes usines de poulets, en passant par les extensions d’aéroports ou les nouvelles déviations routières ; notre carte des luttes compte 370 points qui ont servi de base à une enquête sociologique inédite. Le sociologue Kevin Vacher a sélectionné 68 mobilisations locales et mené 41 entretiens semi-directifs. Résultat : une étude d’une centaine de pages qui dresse un portrait tout en nuances de ces hommes et de ces femmes qui luttent contre l’urbanisation à outrance, contre l’impunité des multinationales et l’insatiable appétit de certains élus locaux pour le bétonnage des terres. Un travail réalisé en partenariat avec les associations ZEA, Notre affaire à tous et Terres de luttes.

L’’étude casse les clichés qui collent à la peau des militants. Celui du zadiste-hippie-anarchiste en marge de la société ou du bobo-amish-écolo qui veut « sauver la planète ». Une image trop souvent utilisée par les médias dominants et les dirigeants pour décrédibiliser ces mouvements. L’étude révèle à l’inverse des profils variés de personnes n’étant pas toujours écologistes à l’origine. Si les collectifs semblent composés de classes moyennes, culturelles ou occupant des postes d’encadrement, les classes populaires, bien que minoritaires, ne sont pas absentes de ces mobilisations. Notons également la présence d’agriculteurs, risquant souvent l’expropriation de leurs terres. D’une manière générale, les militants vivent à proximité du projet incriminé et s’indignent face au « choc de la démesure » des aménagements dépassant souvent les 100 hectares pour un quart des luttes. Ils parlent « d’une démocratie locale contournée, chronophage, opaque, voire faite d’opérations illégales menées y compris par les institutions chargées de la faire vivre », écrit Kevin Vacher. Les termes « corruption », « mensonge » et « secret » reviennent ainsi très régulièrement dans les entretiens menés avec les militants. Les dispositifs de concertation publique sont d’ailleurs systématiquement jugés insuffisants, voire considérés comme des « mascarades ».

© Alessandro Pignocchi

Un ennemi commun, sans identité commune

Après l’indignation, les collectifs passent à l’action et commencent souvent par les classiques pétitions et des mobilisations, sans se priver d’interpeller les élus et les collectivités locales. Ils engagent également des recours juridiques (dans 77 % des cas étudiés). Un mode d’action considéré comme « crucial » même s’il est très chronophage et coûteux. En se plongeant dans les études d’impact, les textes de loi et autres rapports scientifiques, les militants développent également une réelle expertise citoyenne sur leur sujet et peuvent ensuite proposer des projets alternatifs. Enfin, lorsque l’ensemble du répertoire d’actions a été utilisé sans résultat, certains franchissent un cap et se radicalisent « parfois aux frontières ou outrepassant pacifiquement la loi », remarque Kevin Vacher. Ces militants pourtant initialement très respectueux de la loi, sont tentés par des actions de démontage — comme celle menée récemment par le collectif Bassines non merci ! — ou l’implantation de Zones à défendre (Zad) pour se faire entendre des autorités.

Kevin Vacher met toutefois fin au fantasme du zadiste violent : « Les citoyens utilisent le label “Zad” pour s’emparer d’un certain imaginaire, mais ces occupations peuvent durer seulement quelques jours et sont bien souvent pacifiques. C’est une réaction de colère face aux solutions légalistes qui ne marchent pas. Et surtout, elles sont beaucoup moins nombreuses que ce qu’on pourrait croire. »

© Alessandro Pignocchi

Tous ces collectifs ne parlent pas de grands projets inutiles et imposés, vocable qui a été forgé lors du Forum social mondial de Tunis en 2013. « Ce label n’est jamais utilisé. Pourtant, il s’agit d’un réel mouvement social qui prend conscience de lui-même et se coordonne par thématique. Les collectifs ont des discours similaires et partagent une même vision du monde, mais n’ont pas encore d’identité commune au niveau national », poursuit Kevin Vacher. Le sociologue parle d’une écologie patrimoniale, spontanée et ancrée dans le territoire, qui renvoie à la question paysagère, à la protection des ressources naturelles ou encore à la pérennisation de l’emploi.

Les ingrédients pour atteindre la victoire

En définitive, ces collectifs se mobilisent contre un ennemi commun : le capitalisme prédateur qui anéantit les terres nourricières, déboise les forêts, assèche les rivières et pollue l’air. Ce capitalisme est tantôt incarné par des multinationales, comme Amazon, ou prend corps dans les élus locaux, souvent prompts à lancer la construction d’une nouvelle route ou d’un aéroport. Une vision jugée « passéiste » de l’aménagement du territoire, reliquat d’un siècle où il fallait bétonner pour laisser une trace de son mandat.

Comment arrêter de tels rouleaux compresseurs ? L’étude ne révèle aucune recette miracle, mais livre quelques ingrédients. Celui de la rigueur, du travail et des recours juridiques. De l’inclusivité et du respect de toutes les tactiques de lutte. De la radicalité dans les modes d’action. Surtout, de l’inventivité, de l’humour et de la joie, saupoudrés d’une bonne dose de patience et d’abnégation. Et lorsque viendra la victoire — 37 sont comptabilisées sur la carte — il faudra la célébrer comme il se doit pour lutter contre le pessimisme ambiant. « Nous observons ainsi un mouvement social dans les territoires qui s’ignore de moins en moins et qui se structure en proposant un contre-discours écologiste, démocratique, social et économique. La question est de savoir s’il peut passer un cap et s’organiser au niveau national. Ce sera aux collectifs de le décider », conclut Kevin Vacher.

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