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Lyon-Turin : le récit d’un face-à-face tendu

Plus de 4 000 personnes se sont rendues en Savoie contre le Lyon-Turin. Et si l’État n’a pas réussi à empêcher la mobilisation, les manifestants sont amers de ne pas avoir réussi d’action marquante contre les chantiers.

La Chapelle (Savoie), reportage

Leurs yeux sont rougis par les lacrymogènes, leurs peaux tannées par le soleil, leurs espoirs douchés par les forces de l’ordre. Il est près de 17 h quand la joie colore enfin le visage des manifestants opposés à la ligne Lyon-Turin réunis ce samedi dans la vallée de la Maurienne.

Depuis trois heures, ils piétinent dans la chaleur sur la départementale D1006, stoppés par des gendarmes qui leur barrent l’accès à l’autoroute qu’ils espèrent bloquer. Épuisé, le cortège s’apprête à battre en retraite quand une centaine de militants tisse une chaîne humaine et traverse à gué la rivière de l’Arc voisine pour rejoindre leur cible sous les hourras de leurs camarades.

La tête de cortège dans son avancée en direction de l’autoroute. © Victor Leon / Reporterre

La journée avait pourtant bien commencé. Après des années à prêcher dans le désert, l’opposition du Lyon-Turin a enfin trouvé une oasis. Entre 3 000 et 5 000 personnes sont venues de toute la France et d’Italie pour manifester contre ce chantier de ligne ferroviaire qui doit fendre les Alpes sur 57,5 km entre Saint-Jean-de-Maurienne et le val de Suse.

Un tunnel vorace en eaux, en terres agricoles et qui siphonne les fonds publics dédiés au rail. « Ce projet qui n’était cantonné qu’à une vallée prend aujourd’hui une dimension nationale et internationale », a savouré Philippe Delhomme, le président de Vivre et Agir en Maurienne en posant fièrement aux côtés des onze associations partenaires du rassemblement.

Plusieurs milliers de manifestants ont participé à ce weekend de mobilisation. © Victor Leon / Reporterre

Même le secrétaire général du syndicat Sud Rail, Julien Troccaz, est venu apporter son soutien. « Ce projet va détruire une gare de triage de quarante voies à Saint-Jean-de-Maurienne. C’est incompréhensible en pleine crise écologique », s’indigne-t-il.

« On n’a jamais autant parlé du Lyon-Turin, c’était un dossier que tout le monde pensait clos depuis dix ans. Qu’il soit rouvert est très important ! » se réjouit Lorenzo, membre de No Tav, l’opposition italienne au tunnel.

« Quand il s’agit de lutter pour l’eau, il n’y a pas de frontière ! »

Une part de ce succès revient aux Soulèvements de la Terre qui ont offert un élan médiatique aux adversaires de la coûteuse liaison ferroviaire. Pour leur porte-parole Pina, « c’était une évidence de rejoindre ces associations qui luttent depuis trente ans contre ce grand projet inutile, tout comme c’est important de lutter avec les Italiens. Quand il s’agit de lutter pour l’eau, il n’y a pas de frontière ! »

Un manifestant prépare une banderole en Italien. A l’arrière-plan, le camp continue de se monter. © Victor Leon / Reporterre

Pas de frontière, mais des bâtons dans les roues. Malgré des concessions de ses organisateurs sur son tracé, le préfet de Savoie a interdit jeudi la manifestation, ainsi que tout rassemblement sur la voie publique dans les neuf communes proches des chantiers du Lyon-Turin.

Une « violence administrative », dénoncent ses organisateurs, qui ont saisi le tribunal de Grenoble pour casser la décision, sans avoir le temps de mener la procédure à terme. Une interdiction « injuste » pour les militants alors qu’une manifestation pro-Lyon-Turin a réuni 150 personnes quelques jours auparavant.

Les différents collectifs mobilisés ont tenu une conférence de presse avant la manifestation. © Victor Leon / Reporterre

« Les interdictions du préfet visent la manifestation de la vérité », tance Daniel Ibanez, opposant historique au tunnel. Pour enfoncer le clou, 2 000 gendarmes et policiers ont été déployés pour cadenasser la vallée.

250 personnes bloquées à la frontière

Du côté italien du tunnel de Fréjus, quatre bus et leurs 250 passagers ont été bloqués le matin même par la police française. Le soir précédent, ce sont deux cars qui ont été immobilisés.

Au total, 96 personnes ont reçu une interdiction administrative de territoire pour « menace de trouble à l’ordre public ». Tous ont rebroussé chemin. « C’est une intimidation inacceptable, aucune d’entre elles n’a de casier [judiciaire] ! » tempête Lorenzo.

Les militants s’échangent les numéros des avocats qui assureront l’éventuelle aide judiciaire à l’issue de la manifestation mais aussi des hotlines mises en place pour s’assurer du bon déroulement du week-end (comme les médics ou les volontaires Riots fight sexism). © Victor Leon / Reporterre

Ce verrouillage policier et administratif n’a pas réussi à empêcher le rassemblement international qui a posé des chapiteaux sur le terrain du maire de La Chapelle, lui-même opposé au Lyon-Turin. Un emplacement hors de la zone d’interdiction mais à plus d’une dizaine de kilomètres du chantier le plus proche.

Menée par l’effigie géante d’une outarde alpine multicolore, cousine du symbole de Sainte-Soline, des flots festifs de militants vêtus de bleu, symbole de l’eau accaparée par le tunnel, en ont décollé pour défiler entre les cimes de la Maurienne.

Un hélicoptère survole les lieux depuis la veille et effectue des rotations en permanence, s’absentant uniquement pour faire le plein. © Victor Leon / Reporterre

La foule est dense. On y croise pêle-mêle des jeunes membres d’Extinction Rebellion venus de Lyon, Grenoble, Strasbourg, des militants de Tours et de Toulouse, des élus régionaux et des parlementaires écologistes et insoumis, des membres de la Confédération paysanne, des opposants italiens, espagnols…

Tous enjambent l’actuelle ligne Lyon-Turin, parfaitement fonctionnelle à en juger par les trains qui l’ont parcourue tout le week-end, pour rejoindre la départementale voisine logée contre la rivière Arc.

Le cortège a longtemps patienté sur la route bloquée par les gendarmes. © Victor Leon / Reporterre

Ultime entrave de la préfecture, une quinzaine de camions de CRS les attendent sur les hauteurs du pont qui donne sur l’autoroute voisine. Un véritable goulet d’étranglement bridant toute velléité d’action.

Le cortège marque l’arrêt tandis qu’une poignée d’élus dont Cyrielle Châtelain (EELV) et Mathilde Panot (LFI) partent négocier un trajet alternatif. Une heure passe. Le soleil cogne. Les négociations s’enlisent.

« Ils sont en train de s’échauffer là-bas ! »

« Le préfet joue la montre, est-ce qu’il a la volonté de faire dégénérer ? » s’inquiète un élu écologiste. Certains craignent des malaises parmi les manifestants et, malgré les chants et les danses à l’avant du cortège, la tension monte.

Un militant servant de courroie de transmission entre le pont et le cortège s’affale en bout de course et souffle : « Il faut faire vite, ils sont en train de s’échauffer là-bas ! »

Malgré la tentative des élus, la tension monte rapidement et des affrontements éclatent. © Victor Leon / Reporterre

À bout de nerf, la foule s’avance et les élus qui tentent de faire obstacle entre les militants et les gendarmes sont rapidement écartés par les participants à un black bloc qui caillasse les militaires.

Les palets de lacrymogènes répondent aux jets de pierres, puis les grenades de désencerclement. Les manifestants ne sont sauvés que par un vent favorable qui rabat les gaz sur les gendarmes.

L’échangeur est noyé sous les gaz lacrymogènes, quelques grenades désencerclantes sont jetées et des tirs de LBD sifflent. Sur le panneau de circulation, on peut lire « Je casse pas, je démantèle », en référence à l’entreprise en charge du projet ferroviaire, TELT. © Victor Leon / Reporterre

Ce face-à-face tendu dure près de trois heures. Les grenades pleuvent et les blessures se multiplient. L’équipe médicale se retrouve saturée par les urgences. « Nous avons dû gérer beaucoup de blessures par des éclats de grenades assourdissantes et des GML2, sur les jambes, le visage », indique une membre des médics.

Une cinquantaine de blessés

Dimanche matin, le mouvement faisait état d’une cinquantaine de blessés graves, six hospitalisations et deux pronostics fonctionnels engagés parmi les militants. Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a, lui, déploré « douze gendarmes blessés ».

La route étant bloquée, certains traversent la rivière Arc pour aller bloquer l’autoroute. © Victor Leon / Reporterre

Les manifestants finissent par reculer… Pour mieux rejoindre l’autoroute en traversant la rivière voisine. Le baroud d’honneur est court mais acclamé par le cortège. La circulation y sera bloquée quelques dizaines de minutes avant que les gendarmes ne chargent les manifestants qui refluent.

« La grande bastardi ! » s’exclame un militant italien anti-Lyon-Turin en regardant, impuissant, des CRS français tirer des lacrymogènes sur l’un de ses camarades qui traverse la rivière en sens inverse.

Là encore, les manifestants sont repoussés à coups de grenades lacrymogènes qui atterrissent dans la rivière et la végétation. © Victor Leon / Reporterre

Si l’honneur est sauf, l’ambiance est amère de retour à La Chapelle. Beaucoup espéraient pénétrer sur un chantier pour désarmer les machines qui croquent la montagne. « C’est un fiasco », se désole Luc [*], descendu de Dijon. « Au moins, ça a fait du bruit », se console Lise [*] venue de Grenoble. « Faire cinq heures de route pour une balade sur la départementale, forcément, ça saoule », dit Thomas [*].

Sabotage improvisé

Une plaie au moral pansée par l’annonce de Luca, un militant italien, tard dans la soirée : les navettes italiennes bloquées à la frontière sont bien reparties en sens inverse… Mais en direction du chantier du Lyon-Turin de San Didero où leurs occupants ont mené une action de sabotage.

Couvert par les applaudissements, l’Italien promet : « Ce n’est pas fini, il y a une autre manifestation chez nous, en vallée de Suse, le mois prochain. On vous attend nombreux en Italie le 30 juillet contre le Lyon-Turin ! »




Notre reportage en images :


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