Mégabassines : en Auvergne, le nouveau champ de bataille

Yves, devant l’emplacement envisagé pour construire la bassine de Saint-Georges-sur-Allier, dans le Puy-de-Dôme, le 12 juillet 2023. - © Antoine Boureau / Reporterre
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Agriculture Eau et rivières Mégabassines LuttesPrès de Clermont-Ferrand, deux projets de mégabassines attisent les oppositions, dans le sillage des Soulèvements de la Terre. Elles révèlent aussi l’emprise des industriels sur le monde agricole.
Puy-de-Dôme, reportage
« Tout ce qu’on voit là sera recouvert de plastique, dit Yves [*] en balayant l’horizon d’un mouvement de main. Il faut s’en rendre compte, on parle de 18 hectares ou du volume d’eau de 500 piscines olympiques. C’est énorme, tellement énorme qu’on a eu peine à y croire. »
Nous sommes devant des champs de maïs, au bord d’une petite départementale, à quelques encablures de la commune de Saint-Georges-sur-Allier, à une demi-heure de Clermont-Ferrand. Yves fait partie du collectif Bassines non merci 63 (BNM 63) et ce matin, il nous guide dans la région. Non loin de là, à Bouzel, un autre site doit accueillir une bassine — ces grands réservoirs d’eau pour l’irrigation, décriés car la ressource est pompée depuis les nappes phréatiques, ou les cours d’eau, comme ici l’Allier —, de 15 hectares celle-ci, pour un total de 33 hectares.

Les trente-six agriculteurs qui portent le projet, réunis au sein de l’Association syndicale libre (ASL) des Turlurons, annoncent un coût de 25 millions d’euros, financé à 70 % par de l’argent public, et entendent stocker jusqu’à 2,3 millions de mètres cubes d’eau en période hivernale.
Le « choc Sainte-Soline »
En longeant un champ de maïs semence, aisément reconnaissable à ses rangées étêtées, nous croisons Frédéric Dutheil, un des porteurs de projet : « Je ne sais pas dans quel monde vivent les opposants aux bassines, déplore-t-il, nous n’allons pas revenir à l’agriculture de nos grands-pères. Nous essayons de faire les choses bien, en consultant tout le monde. »
Philippe Planche, agriculteur à Billom, lui aussi membre de l’ASL des Turlurons, tient à rappeler l’irrégularité des pluies dans la région et la nécessité des bassines pour « protéger des exploitations familiales ». Il se dit « ouvert au dialogue », comprenant que le projet suscite de nombreuses interrogations.

Le son de cloche est quelque peu différent chez les membres de BNM 63, qui évoquent un projet opaque avançant à bas bruit. Une réunion s’est bien tenue en février dernier, mais seulement pour les élus locaux. Les quelques dizaines d’habitants et de militants qui s’y sont présentés sont restés à la porte.
« Mon engagement remonte à la lutte contre un projet de bioraffinerie à Vichy, raconte Yves, un projet gigantesque dont personne n’était au courant. Il fallait que cela avance sans s’embarrasser du débat public. C’est la même chose ici. »

À la suite de cette première réunion de février, le collectif Cela nous bassine Billom a été formé. Il rassemble des habitants, des écologistes (Extinction Rebellion, ANV-COP21, Alternatiba, France Nature Environnement) et des syndicalistes de la Confédération paysanne. Et surtout, bon nombre de primomilitants, saisis par la violence de la répression à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), fin mars dernier lors de la mobilisation contre les mégabassines, et la dissolution des Soulèvements de la Terre en juin dernier.
« On se comptait sur les doigts d’une main et d’un coup, plein de gens nous ont rejoints », constate Yves. Le collectif a rallié rapidement le réseau Bassines non merci, qui rassemble notamment des militants, des associations et des syndicats.

« Si ces bassines passent, tout passe »
À une cinquantaine de kilomètres de là, sur les hauteurs de Besse-et-Saint-Anastaise, attablé après une journée à faire du foin par plus de 30 °C à l’ombre, Ludovic Landais, président de la Confédération paysanne du Puy-de-Dôme, expose les arguments des opposants.
« Le fond du problème, c’est évidemment l’accaparement d’un bien commun, dit-il, alors qu’il y a des villages dans la région qui n’ont plus d’eau potable au robinet. Ça doit être ça la priorité, privilégier l’accès à l’eau potable. Si le préfet a de l’argent à flécher, il doit le faire là-dessus et pas sur des bassines. »

Au rang des critiques, désormais bien connues, de ces retenues d’eau gigantesques, l’évaporation et le développement de cyanobactéries liés au stockage d’eau stagnante dans des bassines recouvertes de bâches ; les matériaux nécessaires à leur construction — leur endiguement — et leurs possibles conséquences sanitaires ; l’investissement d’argent public au bénéfice d’une poignée d’agriculteurs ; les effets sur la biodiversité d’un pompage dans la rivière Allier ; et la poursuite d’un modèle agricole jugé destructeur.
S’ajoute à cela, s’il le fallait, la question de la viabilité du projet. Ainsi, le prélèvement dans l’Allier ne serait autorisé que lorsque son débit est supérieur à 47,5 m3 par secondes, ce qui n’a représenté que onze jours l’an passé et n’aurait pas permis de remplir les bassines.
« Il y a 300 projets de mégabassines à l’étude en France, dont 31 dans le Puy-de-Dôme, avertit Ludovic Landais. Les bassines de Bouzel et Saint-Georges-sur-Allier sont les deux plus grosses. Si elles passent, tout passe. » Et le syndicaliste d’évoquer le spectre de manifestations d’ampleur. « Demain, si on lance un rassemblement ici, il y aura 50 000 personnes », affirme-t-il.
En attendant, il compte bien suivre le projet de près et si nécessaire, déposer des recours avec la Confédération paysanne. Mais il compte surtout « gagner en sympathie » auprès des habitants et les informer, dans une région où le sujet semble explosif.
L’ombre de Limagrain
La petite librairie en face de la mairie de Billom a décidé d’afficher la couleur. En vitrine, un livre sur les bassines et un slogan écrit au feutre : « On ne dissout pas un soulèvement. » Le maire de la commune, Jean-Michel Charlat (divers gauche), est moins disert. Il évoque un « collectif d’opposants peu structurés », « des gens qui ne sont pas d’ici » et des irriguants qui « ne veulent pas passer en force ». Il est toutefois sûr d’une chose : ces projets de mégabassines vont générer des tensions, dont il se passerait bien.
Les élus ne sont pas légion à prendre position sur le sujet. « S’engager sur la question, c’est s’attirer des emmerdes, explique Yves, de BNM 63. Toute la vie ici est structurée autour de l’agriculture, tout le monde est lié par ce sujet. »

Jean-Pierre Buche, maire de Pérignat-sur-Allier, est l’un des rares à s’exprimer, fort de sa légitimité d’ancien agriculteur. Il entend jouer un rôle de médiateur entre des mondes qui peinent à se comprendre. S’il dit entendre l’anxiété de certains agriculteurs et affirme volontiers que les retenues d’eau ont toujours existé, il rejoint Ludovic Landais et la Confédération paysanne quant aux alternatives à proposer. À savoir, produire avec moins d’eau, enlever certaines roches des rivières pour améliorer l’infiltration, recréer des zones humides et puiser dans les nappes, engager une transition vers l’agriculture paysanne et bio, et surtout faire de l’alimentation la priorité. « De l’eau oui, mais pour faire quoi ? C’est ça la question », lance-t-il.
S’il évoque l’alimentation, c’est que beaucoup désignent la gourmandise en eau des cultures de maïs semence, destinées — comme leur nom l’indique — à produire des semences de maïs revendues ensuite en France et à l’étranger par le truchement de multinationales, et non des denrées destinées à la consommation. Dès lors que ce sujet est sur la table, le nom de Limagrain s’invite dans les conversations.

Une entreprise puissante : fondée en Auvergne en 1965, elle est propriétaire des marques Jacquet et Brossard, et quatrième semencier mondial via sa filiale Vilmorin. Son empreinte sur le territoire est immense, elle qui joue à plein la carte du local et du made in France. Limagrain exploite 6 100 hectares de maïs semence en Limagne, la moitié de sa production française. Une culture à haute valeur ajoutée qui permet à bon nombre d’agriculteurs de sécuriser leur modèle économique. C’est elle aussi qui achète le maïs destiné à la consommation.
Parmi les membres de l’ASL des Turlurons, nombreux travaillent avec Limagrain. On compte même le président de Limagrain et cinq de ses administrateurs. « La société locale est prise dans les rets du système Limagrain, explique Yves. Elle crée des emplois, affirme faire bien vivre les agriculteurs, et finance l’innovation. Elle verrouille tout, y compris le monde politique. »

« Appauvrir les sols et manger du pain Jacquet »
Les bassines vont-elles servir à doper la production de maïs semence ? Pour Sylvie Léger, conseillère départementale du Puy-de-Dôme (Europe Écologie-Les Verts, EELV), cela ne fait guère de doutes. Selon elle, Limagrain prépare son avenir, en misant sur ce filon, mais en lorgnant aussi vers le maraîchage, à la faveur du plan d’alimentation territoriale (PAT), adopté en 2017, qui vise à relocaliser la production alimentaire. « On dit favoriser le local, mais c’est une hypocrisie, considère l’élue écologiste, on ne change pas de modèle, on reste dans un modèle industriel. Si c’est pour appauvrir les sols et manger du pain Jacquet, pour moi c’est non. »

Limagrain communique sur son soutien inconditionnel aux bassines et a mis en place en 2022 un fonds de dotation pour aider ses adhérents à financer le stockage d’eau. « En s’attaquant aux bassines, on se confronte à de très très gros intérêts, il ne s’agit pas d’un enjeu local », commente Yves, qui justifie son anonymat par crainte des pressions.
Les deux projets de bassines en sont au stade des études d’impact et l’ASL des Turlurons entend déposer un dossier auprès de la direction départementale des territoires (DDT) à l’automne 2023. Les opposants, eux, tablent sur un grand rassemblement à la même période.
Contactés, les mairies de Bouzel, Saint-Georges-sur-Allier, la FDSEA du Puy-de-Dôme et Limagrain n’ont pas souhaité nous répondre.