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EnquêteÉtalement urbain

Moins construire ? Les élus locaux se crispent

Nombre d’élus, notamment ruraux, bataillent contre les modalités du plan « zéro artificialisation nette ». Le gouvernement s’est dit prêt à adapter sa politique, laissant craindre des objectifs revus à la baisse. [2/3]

Vous lisez la partie 2 de l’enquête « La fin des sols artificialisés, un objectif lointain ». La suite est ici.



Pas encore mis en place, l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) sera-t-il revu à la baisse ? « Je vous ai entendus », a en tout cas déclaré la Première ministre, Élisabeth Borne, fin novembre, donnant des gages aux élus locaux qui se mobilisent depuis des mois pour faire modifier la législation. Résultat : les projets de ligne à grande vitesse (LGV) Bordeaux-Toulouse ou du canal Seine-Nord Europe pourraient ne pas être considérés comme des espaces consommés par les régions. Et ainsi passer entre les mailles du filet.

Dans une proposition de loi de décembre, le Sénat reprend cette idée de compter à part les projets d’envergure nationale. Problème, sur les 125 000 hectares qu’il serait encore possible d’artificialiser dans la prochaine décennie, à l’échelle nationale, « ces projets représentent aujourd’hui 25 000 hectares », a expliqué le sénateur Jean-Baptiste Blanc (Les Républicains). La loi Climat prévoit en effet la division par deux du rythme de la consommation d’espace entre 2021 et 2031, à l’échelle nationale. C’est au niveau des régions que cette division par deux est censée s’opérer, en fonction des consommations de la décennie précédente. Si certains projets ne sont plus comptabilisés dans l’objectif des régions, comment peuvent-ils être pris en compte sans que cela n’altère l’objectif national ? Difficile de le savoir, car pour l’heure, le gouvernement n’a pas précisé comment il souhaite s’y prendre.

Ces interrogations sont en tout cas à l’image de la confusion qui entoure la mise en place de l’objectif zéro artificialisation nette, depuis l’adoption de deux décrets décriés (1et 2) en avril 2022. Derrière des questions techniques et juridiques, c’est la question de savoir qui va pouvoir continuer à artificialiser et comment, qui fait débat. Si tous les élus assurent officiellement qu’ils sont pour la lutte contre l’artificialisation, les opposants au ZAN avancent différentes raisons pour continuer à bétonner : « la réindustrialisation », l’installation d’entreprises liées au « développement durable », la « démographie », le « besoin de logements », etc.


© Clarisse Albertini/Reporterre

Les communes rurales inquiètes

Le sujet est sensible, car de nombreuses communes craignent d’être lésées, notamment en zone rurale. « Nous comprenons qu’il ne faut plus construire de lotissements comme auparavant, mais on ne peut pas condamner les communes qui n’ont pas bâti dans la précédente décennie à ne plus bâtir. Il ne faudrait pas que toutes les dispositions à construire soient données aux agglomérations », explique ainsi François Descoeur, maire d’Anglards-de-Salers (Cantal, Auvergne-Rhône-Alpes) et membre du conseil d’administration de l’Association des maires ruraux de France (AMRF).

Le gouvernement semble avoir entendu ces revendications. Élisabeth Borne a affirmé fin novembre vouloir garantir que « toutes les communes rurales puissent bénéficier d’une possibilité de construction, en particulier lorsqu’elles ont peu construit par le passé ».

Certaines communes ont peur d’être lesées. Ici, à Dienne (Cantal). Wikimedia Commons/CC BY-SA 3.0/Pline

En août dernier, le ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu, a envoyé une circulaire demandant aux préfets de « ne pas imposer dès à présent une réduction de moitié de la consommation des espaces de manière uniforme ». « Certaines régions expliquent qu’elles pourraient, en l’absence de consensus, appliquer de manière aveugle la règle de division par deux […] [alors que c’est] à éviter », s’est-il expliqué en septembre. De fait, les discussions prévues jusqu’au 22 octobre au sein des conférences des schémas de cohérence territoriale (Scot) — permettant aux communes de proposer une répartition des efforts aux régions —, se sont parfois révélées « éminemment compliquées », selon Stella Gass, directrice de la Fédération nationale des Scot.

De plus, de nombreux maires craignent de devoir revenir sur leurs projets de développement. Des espaces classés comme constructibles dans les documents d’urbanisme, c’est-à-dire les zones à urbaniser, vont sûrement être reclassés en zones agricoles ou naturelles, et devenir ainsi inconstructibles.

Quels moyens pour réhabiliter les bâtiments anciens ou abandonnés ?

« Le sentiment d’injustice de certains élus est compréhensible. Une grande majorité des maires est d’accord sur le principe du ZAN, mais ils ont besoin d’accompagnements technique et financier », estime Thomas Lesperrier, de France Nature Environnement. Les élus semblent avoir du mal à se défaire de l’idée que le seul moyen de développer leur commune est de construire sur de nouveaux espaces. De plus, le modèle du pavillon individuel, encore très ancré dans les esprits des aspirants à la propriété et des bâtisseurs, contribue fortement à l’artificialisation. « Il y a un enjeu autour de la ville dense, qu’il faut rendre désirable, avec plus d’espaces verts », explique Thomas Lesperrier. Par ailleurs, il est souvent beaucoup moins cher de construire de nouveaux bâtiments plutôt que de réhabiliter les anciens. Et la fiscalité n’encourage pas toujours à réduire l’artificialisation. Certaines règles incitent même à construire plus.

Fin juin, le sénateur Jean-Baptiste Blanc a remis un rapport au gouvernement dans lequel il estimait que « le modèle économique du ZAN reste à définir ». La question des moyens mobilisés est un vrai enjeu. De nombreuses villes ont vu ces dernières décennies leur centre se dégrader, parallèlement à l’étalement urbain. Les logements et commerces du centre se sont vidés à mesure que les constructions de zones commerciales et pavillonnaires se multipliaient en périphérie. Et toutes les communes ne bénéficient pas d’aides. « Les communes rurales manquent souvent d’ingénierie pour postuler à des dispositifs comme le fonds friches [pour réinvestir les espaces laissés à l’abandon] », explique Sébastien Gouttebel, président de l’association des maires ruraux du Puy-de-Dôme. « Il faudrait un plan Marshall de la rénovation », enchérit François Descoeur.

Le moyens alloués au ZAN, comme pour réhabiliter les bâtiments anciens ou abandonnés, restent à définir. Pxhere/CC0

En matière de recyclage d’espaces et de bâtiments, les établissements publics fonciers (EPF) d’État et locaux jouent un rôle primordial. Ils ont pour mission d’acquérir pour le compte des collectivités des terrains bâtis, ou non, et de les revendre. Cela leur permet de se positionner sur des immeubles d’habitats dégradés ou vacants et des friches qui n’intéressent pas d’autres acteurs. De plus, les EPF peuvent participer à des travaux de démolition et dépollution. Mais ils ont vu leurs ressources diminuer.

Pour compenser, l’État leur a accordé une dotation dans la loi de Finances 2021. Celle-ci n’est pour le moment pas pérennisée. « Il est impensable que cette dotation soit supprimée, nous sommes actuellement en discussion avec le gouvernement pour trouver une solution », dit Arnaud Portier, secrétaire général de l’Association des EPF locaux. De plus, les EPF craignent de subir des pertes financières, car une partie des terrains qu’ils ont acquis pourraient devenir inconstructibles, donc voir leur prix chuter.

Une autre problématique est celle de la différence de prix entre les terrains agricoles et ceux constructibles, si bien que les propriétaires sont incités à pousser pour qu’ils deviennent « à urbaniser », car cela rapporte beaucoup plus. « En Gironde par exemple, le prix moyen de 1 hectare de terres agricoles (hors vignoble) est de 5 400 euros. Le prix de 1 hectare constructible peut monter à 2,7 millions d’euros. Un terrain à urbaniser rapporte donc 500 fois plus qu’un terrain agricole », souligne Terre de liens dans un rapport. « On pourrait taxer fortement la plus-value sur les terrains devenus constructibles », estime Tanguy Martin, chargé de plaidoyer pour Terre de liens. L’association milite depuis plusieurs années pour la mise en place d’une « loi foncière », pour mieux préserver et partager les terres agricoles. « Une loi promise maintes fois et qui n’a finalement pas abouti lors du précédent quinquennat », regrette-t-il.

Certaines régions plus avancées que d’autres

En fait, depuis la loi Notre de 2015, les régions doivent déjà fixer des objectifs de sobriété foncière dans leurs documents de planification, comme le schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (Sraddet). Par ailleurs, les Scot doivent fixer des objectifs chiffrés de réduction de la consommation d’espaces depuis la loi Alur de 2014. 58 % des Scot imposent donc déjà un objectif de division par deux ou plus de réduction de la consommation d’espaces d’ici à 2030 ou 2040.

Mais jusqu’ici, chacun avait travaillé avec ses propres outils et ses propres règles, notamment en « sortant » certains projets de la comptabilité. « C’est un peu du bricolage », nous dit-on à Régions de France. Le conseil régional des Pays de la Loire (majorité Les Républicains) s’est de son côté fait remarquer en votant, en juin, une demande de modification de la loi afin de prendre en compte le dynamisme démographique des territoires, et voir ainsi son objectif abaissé de 50 à 34 %. « Pour le moment, le gouvernement ne nous a pas dit non », nous indique Antoine Chéreau, vice-président du conseil régional. Cette demande a évidemment fortement déplu aux élus et associations écologistes, citoyennes et agricoles.

Un autre sujet sur lequel le gouvernement a annoncé qu’il reviendrait est la nomenclature qui s’appliquera en vue de l’objectif zéro artificialisation nette, à partir de 2031. Le ministre Christophe Béchu avait estimé, dès septembre 2021, que le fait de classer les parcs et jardins parmi les espaces artificialisés était « une incohérence ». « La loi ne permet pas de prendre en compte des gradients d’artificialisation », explique Brian Padilla, écologue et ingénieur recherche au Muséum national d’histoire naturelle. Pour lui, cette classification est un moindre mal. Ainsi, dans l’état actuel de la loi, par exemple, un terrain de football avec une pelouse ne peut pas compenser la destruction d’une prairie.

« L’imprécision ou l’optimisme du législateur amène à ces atermoiements, alors que l’urgence climatique est là et que la biodiversité s’effondre », affirme Tanguy Martin, de Terre de liens. Pendant que les élus dissertent sur la manière de calculer, le décompte de l’artificialisation se poursuit.

• Demain, le troisième et dernier volet de notre enquête.

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