Stopper la destruction des sols, un casse-tête

- © Juan Mendez/Reporterre
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Étalement urbain Politique Habitat et urbanismeLa destruction des espaces naturels se poursuit à un rythme soutenu en France. Pour enrayer ce phénomène, la loi Climat fixe l’objectif « zéro artificialisation nette » d’ici à 2050. Une réforme mal engagée. [1/3]
Vous lisez la première partie de l’enquête « La fin des sols artificialisés, un objectif lointain ».
Nouveaux lotissements, usines, infrastructures… En France, croissance rime avec constructions. Que ce soit pour attirer des habitants, créer des emplois ou générer des ressources fiscales, les communes se redessinent, multiplient les chantiers. Mais tous ces projets contribuent à détruire les qualités écologiques des terrains qui les accueillent. Les bulldozers anéantissent, de façon quasi irréversible, des refuges de biodiversité, des sols fertiles et des réservoirs de carbone. C’est ce qu’on appelle l’artificialisation. Entre 1982 et 2018, les espaces artificialisés ont crû de 72 % en France métropolitaine, passant de 2,9 à 5 millions d’hectares, soit en moyenne 57 600 hectares par an. Plusieurs législations se sont succédé dans le but de limiter les effets délétères de la destruction des sols. La dernière en date : l’objectif « zéro artificialisation nette ».
Après une décennie de réformes peu fructueuses [1], l’objectif « zéro artificialisation nette » a été annoncé en 2018 dans le Plan biodiversité présenté par le gouvernement, sans horizon déterminé ni mesures précises. Il a ensuite été intégré à la loi Climat de 2021. Pour atteindre la zéro artificialisation nette en 2050, « la consommation totale d’espace observée à l’échelle nationale [doit être] inférieure à la moitié de celle observée sur les dix [dernières] années », précise la loi. Le « nette » sous-entend également qu’il sera possible de compenser l’artificialisation en « désartificialisant » d’autres espaces. Dans l’immédiat, il ne s’agit donc pas d’arrêter l’artificialisation, mais simplement de ralentir le rythme de la « consommation d’espaces ».
© Clarisse Albertini/Reporterre
Le casse-tête de la « consommation d’espaces »
Qu’est-ce que la « consommation d’espaces » ? Et comment la calcule-t-on ? Pour le comprendre, il faut se plonger dans le jargon des aménageurs. Dans les plans d’urbanisme, il existe différentes catégories. Les zones N (naturelles) sont des espaces où les possibilités de construction sont limitées en raison de leur intérêt environnemental, par exemple des forêts ou des prairies. Les zones A (agricoles) ont également des possibilités limitées de construction. Les zones U (urbanisées) abritent des constructions, et les zones AU (à urbaniser) sont destinées à accueillir des constructions.
Dans un premier temps, donc, l’objectif est d’arrêter de construire sur des espaces qui ont été auparavant naturels, agricoles et forestiers (on dit aussi Enaf). Cela permet de limiter l’étalement urbain et le mitage, c’est-à-dire l’éparpillement de constructions en zones rurales. Les nouvelles constructions en zones urbanisées ne sont pas considérées comme de la « consommation d’espace ».
Mais les zones à urbaniser, où rien n’a encore été construit, ne sont pas non plus comptabilisées, comme le précise une note du gouvernement. Ces zones pourront ainsi être reclassées A ou N, afin de faire des économies de consommation d’espace.

L’enquête Teruti sur l’artificialisation de sols, réalisée par le ministère de l’Agriculture entre 1982 et 2018, n’étant pas jugée appropriée pour calculer la « consommation d’espace », un Observatoire national de l’artificialisation a été créé en mai 2019. Mais les calculs ne semblent pas simples.
Voici ce qu’on pouvait lire sur son site fin septembre dernier : « La loi Climat et Résilience définit la consommation d’espaces comme “la création ou l’extension effective d’espaces urbanisés sur le territoire concerné”. Il s’agit donc de la conversion d’espaces naturels, agricoles ou forestiers en espaces urbanisés. La définition ne fait pas l’objet d’un décret d’application. Cependant, une note de doctrine est en cours d’élaboration. » L’observatoire indique s’appuyer sur les fichiers fonciers pour calculer la consommation d’espaces, tout en précisant que « certains espaces dits “ambigus” peuvent être classés comme urbanisés ou non selon les thématiques considérées ».
Temps long et failles
243 136 hectares d’espaces naturels, agricoles ou forestiers ont été consommés entre 2011 et 2021, selon l’Observatoire national de l’artificialisation. On peut donc en déduire qu’il sera encore possible de « consommer » 121 568 hectares d’Enaf dans notre pays jusqu’en 2031, soit la moitié de la « consommation » entre 2011 et 2021. Où ça ? Les régions vont décider de la répartition des efforts, dans leurs schémas de planification régionale. Elles vont devoir modifier leurs documents d’ici février 2024, afin d’intégrer cet objectif de division par deux. En fonction de ces choix régionaux, les communes devront adapter leurs documents d’urbanisme, notamment les schémas de cohérence territoriale (Scot) en 2026 et les plans locaux d’urbanisme (PLU) en 2027.
« L’objectif de diviser par deux la consommation d’espace n’est pas assez ambitieux. L’inscription dans les PLU n’est pas pour tout de suite. On y va très doucement, et encore, si tout cela se passe bien », observe Thomas Lesperrier, coordinateur du réseau territoires et mobilités durables à France Nature Environnement. En effet, ralentir le rythme de la destruction d’Enaf, déjà compliqué, a provoqué une levée de boucliers des élus locaux, qui ont demandé à reporter les objectifs.

« Tout le monde se pose la question de la vitesse de la mise à jour des documents d’urbanisme, mais ce n’est pas parce qu’il y a une loi et des objectifs dans les schémas directeurs qu’ils seront respectés. Ce sont des dispositifs dont on connaît les failles », juge Tanguy Martin, de Terres de liens. Avec d’autres associations, celle-ci plaide pour la mise en place d’un moratoire sur toute nouvelle zone à urbaniser et l’organisation d’un audit citoyen pour décider du devenir des zones à urbaniser existantes et non construites. Cette solution permettrait de revenir sur de nombreux projets contestés qui se trouvent souvent sur des zones à urbaniser.
La compensation en débat
Qu’en est-il du zéro artificialisation nette ? C’est l’horizon fixé pour 2050, auquel il faudra s’atteler à partir de 2031, après avoir réduit la consommation d’espace par deux. Les calculs ne porteront plus sur les constructions dans les espaces autrefois naturels, agricoles ou forestiers, mais sur l’ensemble de la surface du territoire national. Les surfaces artificialisées ou désartificialisées dans les zones urbanisées seront prises en compte. Cela permettra de valoriser la nature en ville.
Une nomenclature, complétée par des décrets, définit ce qu’est un espace artificialisé. Ces catégories ont toute leur importance pour savoir quel type de nouvel espace non artificialisé pourra venir compenser un nouvel espace artificialisé, ce qui est permis par le « nette ». Ainsi, les surfaces recouvertes de « végétation herbacée » mais à usage « résidentiel, de production secondaire ou tertiaire » seront considérées comme artificialisées. La destruction d’un terrain agricole ne pourra pas être compensée par un jardin urbain.
Mais depuis que l’objectif zéro artificialisation nette a été annoncé, cette porte ouverte à la compensation laisse dubitatives les associations environnementales. « Compenser signifie que si l’on détruit la fonctionnalité d’un sol, il faut pouvoir la retrouver ailleurs. Comment les collectivités espèrent-elles mettre en place la renaturation ? Recréer un sol agricole est extrêmement long et coûteux », souligne Tanguy Martin.

« On ne peut pas dire qu’un sol artificialisé ne sera jamais renaturé, dans certains cas cela peut fonctionner, mais nous préconisons de ne pas artificialiser lorsque cela est possible. Notre principal point de plaidoyer est : appliquons la séquence Éviter Réduire Compenser, et étendons-la à tous les projets », dit Thomas Lesperrier, de France Nature Environnement. Cette séquence a été précisée et consolidée dans la loi pour la reconquête de la biodiversité de 2016. Les porteurs de projets soumis à évaluation environnementale doivent éviter au maximum les dommages environnementaux, sinon réduire leurs effets, et en dernière option compenser les destructions en restaurant la biodiversité d’autres espaces. Ce principe est malheureusement souvent détourné, et les compensations sont jugées insuffisantes par les défenseurs de l’environnement.
Le problème de la nomenclature, selon Brian Padilla, écologue et ingénieur recherche au Muséum national d’histoire naturelle, est qu’elle repose sur une approche dichotomique, alors qu’il existe des « niveaux d’artificialisation multiples ». Pour les écologues, l’artificialisation se définit comme toute « intensification des usages ayant une incidence sur le fonctionnement des sols, de telle sorte qu’on diminue la résilience des écosystèmes ». « Toute intensification a des conséquences importantes, mais la préservation des corridors écologiques et des réservoirs de biodiversité est primordiale. En se focalisant uniquement sur les aspects comptables, nous risquons de passer à côté des bons objectifs, explique-t-il. Par exemple, un grand bâtiment entouré d’espaces verts gérés en faveur de la biodiversité serait considéré comme moins artificialisant qu’un bâtiment plus petit construit au sein d’un corridor écologique et entouré d’espaces verts gérés intensivement, avec des tontes rases et régulières. »
La notion d’« altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol », telle qu’on la trouve dans la loi, pose aussi question. Certaines pratiques agricoles, comme l’utilisation de pesticides, détruisent les qualités écologiques des sols. Pourtant, on voit dans la nomenclature que toutes les surfaces à usage de culture seront considérées comme non artificialisées. « Une fois qu’on a sauvé la terre du tassement ou du bitume, il faut encore y pratiquer une agriculture respectueuse des sols », pointe Tanguy Martin.
Autre limite du texte : les « surfaces naturelles nues (sable, galets, rochers, pierres) ou tout autre matériau minéral », « y compris les surfaces d’activités extractives de matériaux en exploitation », donc notamment les carrières, seront considérées comme non artificialisées. Étrange, car même si tout projet de carrière doit s’accompagner d’une remise en état du terrain, on ne peut pas dire que les activités extractives n’altèrent pas les fonctions écologiques des sols.
• Demain, le deuxième volet de notre enquête.