Mort de Morgan Keane : le procès de la chasse ?

Marche blanche pour rendre hommage à Morgan Keane, le 4 décembre 2021. - © AFP / Valentine Chapuis
Marche blanche pour rendre hommage à Morgan Keane, le 4 décembre 2021. - © AFP / Valentine Chapuis
Durée de lecture : 8 minutes
Chasse JusticeLe chasseur ayant tué par accident Morgan Keane, en 2020, a reconnu son geste à l’ouverture de son procès, le 17 novembre. Le responsable de la battue, lui, a nié toute mauvaise organisation. Pour les proches de la victime, la chasse est le principal coupable.
Cahors (Lot), reportage
Il est 9 heures, à Cahors, le 17 novembre. Dans le palais de justice règne l’atmosphère pesante des procès qui font date. Les caméras se bousculent pour immortaliser la scène. Celle d’un homme à peine camouflé par son masque chirurgical, immobile et silencieux sur le banc des accusés. Fils d’agriculteur, Julien Féral, 37 ans, comparaissait devant le tribunal judiciaire de Cahors pour l’« homicide involontaire » de Morgan Keane. À ses côtés, un autre prévenu, Laurent Lapergues, 51 ans, également poursuivi en sa qualité de directeur de la tragique battue aux sangliers à l’origine du drame.
Le 2 décembre 2020, Morgan Keane, enfant du pays lotois, coupait du bois dans son jardin lorsqu’une balle de fusil l’a transpercé au thorax. Il s’est effondré et, au terme de longues minutes d’agonie, est mort. L’auteur du tir, Julien Féral, participait avec une quinzaine de camarades à une journée de chasse, autorisée la veille par arrêté préfectoral. Si sa culpabilité ne fait aucun doute — lui-même ayant reconnu les faits dès le premier jour —, les proches de la victime espéraient la reconnaissance du partage des responsabilités : « Ce n’est pas un individu qui a tué Morgan, insiste son amie, Léa Jaillard. C’est tout le système qui pose problème. »
« Je la mets en joue, pensant que c’était le sanglier »
Chemise noire et contours de barbe bien soignés, Julien Féral s’avance à la barre et retrace le fil des événements. Ce jour-là, en plein confinement, son beau-frère l’a invité à une battue aux sangliers dans le département voisin du sien (Julien Féral vit dans l’Aveyron). En 2018, la fillette de sa compagne a été mortellement percutée par un conducteur ivre et l’homme peine à faire son deuil. « J’avais besoin de décompresser, de m’aérer la tête, murmure-t-il d’une voix frêle. J’aime la nature, alors j’ai accepté. » Six mois plus tôt, il a passé son permis de chasse, mais n’a encore jamais appuyé sur la détente.
Dès les premières traques, le jeune marié multiplie manquements et infractions. Poursuivi par les chiens, un sanglier jaillit de la forêt. Julien Féral vise l’animal, tire à quatre reprises mais manque sa cible, ce qui lui vaut les ricanements de ses compagnons. « Partout autour, il y avait des maisons ou des routes. C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu d’accident à ce moment-là », grommelle dans son micro Philippe Clarissou, le président du tribunal.
Puis, vient l’heure de l’accident. Il est bientôt 17 heures, l’obscurité est grandissante. « Vous y voyiez bien ? » l’interroge le magistrat. « Pas clair comme de vous à moi », rétorque le prévenu. « Oui ou non ? » Julien Féral secoue la tête de gauche à droite. Les yeux rivés sur le parquet usé, il explique alors avoir vu « une masse sombre avancer dans le sous-bois » : « Je la mets en joue, pensant que c’était le sanglier que j’avais loupé juste avant. Comme je vois mal, je relève d’abord mon fusil. Puis, elle avance encore et alors, je finis par tirer. » L’expertise balistique a estimé la distance du tir à 80 mètres.

Ce qui s’est passé ensuite ? Rien, témoigne le trentenaire, qui pense alors avoir manqué sa cible. Ce n’est que quelques minutes plus tard qu’un cri l’a alerté. La balle de la carabine Remington flambant neuve du chasseur a traversé le cœur et les poumons de Morgan. Le garçon de 25 ans s’est noyé dans son sang pendant quinze minutes. Sur ses oreilles était vissé un casque antibruit orange vif. À ses côtés reposait son matériel de bûcheron, une tronçonneuse et une échelle. Il coupait simplement du bois sur sa propriété.
À l’arrivée de la gendarmerie, Julien Féral s’est dénoncé spontanément. « Je reconnais mon erreur, je la regrette. Je présente mes excuses au frère et à la famille. Il n’y a pas un jour qui passe sans que j’y pense. C’est gravé en moi à vie. » Il étouffe un sanglot et, tête baissée, retourne s’asseoir.
« Pas d’autorisation pour chasser »
« Aujourd’hui, chacun de nous est triste, désolé, meurtri. Sauf une personne, et elle se reconnaîtra. » Dressé dans son fauteuil de procureur, Alexandre Rossi fusille du regard Laurent Lapergues. Si l’auteur du tir est venu expier ses fautes, rongé par les remords, il n’en est rien du second prévenu. Agriculteur célibataire, l’homme aux cheveux frisés portant un sweat terne refuse catégoriquement de reconnaître la moindre responsabilité dans la mort de Morgan Keane.
« Si Julien Féral a appuyé sur la gâchette, Laurent Lapergues lui a tenu le canon. »
Conformément au schéma départemental de gestion cynégétique (SDGC), qui encadre les activités de chasse et les questions de sécurité, le directeur d’une battue se doit de suivre un protocole strict. Avant chaque traque, il est tenu de définir un plan de chasse, de déterminer les postes de chacun et de donner les consignes de tirs aux chasseurs.
L’interrogatoire de Julien Féral décrit pourtant une tout autre organisation. « C’est mon beau-frère qui m’a placé là. Personne ne m’a donné de consignes, personne ne m’a dit qu’il y avait une maison dissimulée dans mon champ de tir », assure-t-il au président. « Dans son dos, il y avait la départementale, en contrebas, un troupeau de brebis et au-dessus, un chemin, insiste son avocate, Me Sylvie Bros. Alors, mon client en a déduit que son angle de tir était devant. » Seulement, face à lui, se dressait la propriété privée des Keane, où la chasse n’a jamais été autorisée.

« Que ce soit Julien Féral ou les autres, aucun chasseur interrogé n’a été capable de dire sur quelles parcelles ils avaient le droit de chasser. N’était-ce pas votre devoir de les en informer ? » s’agace le président face à l’entêtement de Laurent Lapergues. Plus accablant, le magistrat diffuse sur les télévisions de la salle une carte satellite recouverte quasi entièrement de couleur bleue : « Il s’agit des zones où vous n’aviez pas d’autorisation pour chasser. Vous en étiez encerclés ! »
« De directeur de la battue, il n’en avait que le nom, conclut le procureur. C’était un spectateur, un fantôme, transparent. Ce tragique homicide involontaire était écrit. Si Julien Féral a appuyé sur la gâchette, Laurent Lapergues lui a tenu le canon. »

Aux yeux de Me Benoît Coussy, qui défend le petit frère de Morgan, « le coup n’est pas parti le 2 décembre 2020 ». Bien des années avant, le père britannique des deux frères avait demandé aux chasseurs d’aller traquer le gibier ailleurs. « Or, il n’est pas bon dans le Lot d’être un étranger et de ne pas aimer la chasse », affirme l’avocat. Les chasseurs n’étaient pas les bienvenus chez les Keane, et ils le savaient.
« Cet accident a été un séisme pour les chasseurs lotois », clame pourtant Me Charles Lagier, invité surprise des parties civiles. Avocat attitré de la Fédération nationale de chasse et chroniqueur du magazine Chasseur français, il a témoigné son émotion de voir son client, le président de la Fédération départementale des chasseurs du Lot, assis aux côtés de Rowan Keane. Un affront audacieux, provocateur, qui ne manque pas de faire réagir. Un bruissement parcourt l’assemblée et deux des amis de Morgan se lèvent et quittent la salle.

« Aussi paradoxale cela soit-il, peut-être y a-t-il trop de règles dans la chasse ? Le commun des mortels finit par ne plus rien y comprendre », poursuit Me Charles Lagier. À l’instar de son client Willy Schraen, président de la fédération nationale, il en profite pour rappeler qu’en deux décennies, les accidents de chasse ont été divisés par quatre. Un chiffre qu’il se passera de mettre en relation avec la baisse, de près d’un tiers, du nombre de chasseurs sur la même période. Quant à la proportion de victimes parmi les non-chasseurs, celle-ci a tendance à grimper ces dix dernières années.

Une chose est sûre, pour Alexandre Rossi, le procureur, ce débat public n’a pas lieu d’être dans le tribunal : « Ce procès n’est pas celui de la chasse ou d’une tradition. C’est le procès de deux chasseurs qui ont enfreint la loi. Le reste, ça appartient au Sénat, à l’Assemblée nationale et au gouvernement. »
L’homme à la robe noire a finalement requis une peine censée « marquer la gravité » : deux ans d’emprisonnement assortis d’un sursis de dix-huit mois pour le tireur, dix-huit mois de prison dont douze avec sursis pour le directeur et un retrait définitif du permis de chasse pour l’un comme l’autre. Le délibéré sera rendu le 12 janvier.