Mort de Nahel : dans le 93, un jardin pour partager la colère

Dans le jardin partagé de Villetaneuse, Fatma, Naima et Mounia (de g. à d.) se retrouvent pour discuter et partager. - © Mathieu Génon / Reporterre
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Social Politique Écologie et quartiers populairesAprès le meurtre de Nahel et le début des révoltes dans les quartiers populaires, la tension est redescendue à Villetaneuse, en Seine-Saint-Denis. Un jardin partagé permet aux habitants de discuter et politiser leur colère.
Villetaneuse (Seine-Saint-Denis), reportage
Le figuier gît à terre, les branches pleines de fruits encore verts. Ses racines n’étaient pas assez profondes pour lui éviter d’être arraché par la tempête qui a balayé l’Île-de-France dans la nuit du 4 juillet. « Ce n’est pas à cause des jeunes du quartier », précise en souriant Abel, éducateur spécialisé et membre de l’association L’Autre champ, le jardin partagé de Villetaneuse.
Comme dans beaucoup de villes en France, plusieurs voitures ont été incendiées dans cette commune de Seine-Saint-Denis depuis la mort de Nahel, tué le 27 juin par un policier à Nanterre lors d’un contrôle routier. En plus des véhicules carbonisés, le supermarché Aldi a été pillé et la mairie a été touchée par des feux. Dans l’une des serres du jardin, une petite pancarte demande « Justice pour Nahel ». Une marque de soutien venant des membres du jardin.

« Moi, j’ai peur, confie Fatma, qui vit dans une tour de la cité Langevin, juste en face du jardin. J’ai même dû passer ces soirées chez une amie enceinte qui avait peur aussi. Elle sentait les odeurs de brûlé jusque chez elle », raconte-t-elle, en servant du thé à la menthe sous la tonnelle du jardin.
À ses côtés, Naima regarde ses deux jumelles de 5 ans colorier sur une table. « Est-ce que tu préfères venir ici ou alors jouer au parc ? » demande Naima. « Ici », lui répond timidement l’une des fillettes en dessinant une ribambelle de cœurs sur sa feuille.
Cette maman vient au jardin depuis 2017 pour rencontrer du monde et profiter de cette enclave de verdure. « On partage les légumes, les idées, les enfants jouent tous ensemble, c’est un endroit convivial qui apaise les tensions. » Elle nous explique aussi avoir eu peur ces dernières nuits et peine à comprendre certains jeunes. « Ils disent vouloir la justice et la paix, mais ça les mène où de tout casser ? Cela n’est pas une bonne solution. »

Également présente en ce mercredi ensoleillé, Mounia, 37 ans, est bénévole au jardin depuis le confinement de 2020. Mère de deux enfants, elle s’interroge également sur la portée de ces évènements. « J’étais outrée, mais en même temps, je m’interroge : comment peuvent-ils exprimer leur colère tout en restant calmes. Regardez, même la marche blanche en hommage à Nahel a été compliquée sur la fin. Je comprends ce sentiment de ras-le-bol général. Mais comment montrer cette colère tout en étant pacifiste ? En allant devant l’Élysée ? Ils se feront virer. »

« Tous les jeunes devraient avoir un espace en commun pour discuter, un peu comme ce jardin »
Dans ce quartier, toutes et tous ont au moins une histoire de contrôle au faciès, d’intimidation ou de violence policière à raconter. La dernière date du 3 juillet, où huit voitures de forces de police se sont garées devant la cité Langevin. « Au moins une quinzaine de policiers sont descendus, casqués, armés de boucliers, avec des fusils et ils ont marché dans la cité, droit vers les jeunes alors qu’il ne se passait rien », se souvient Aghiles [*].
Le père de famille s’est levé à 5 heures ce matin pour se rendre à Rungis et récupérer les invendus du marché. Hélas, le véhicule de l’association a refusé de démarrer. Un incident qui n’a rien à voir avec les jeunes du quartier, tient-il à préciser : « Ils savent à qui appartiennent les voitures et ne brûlent pas celles des gens qui vivent là. »
Les évènements de ces derniers jours traduisent pour lui un sentiment d’injustice ainsi qu’une augmentation de la haine envers les institutions, notamment contre le maire qui n’aurait pas tenu ses promesses. « Je leur ai dit aux gamins d’essayer de dialoguer. Ils me répondent qu’on ne les laisse pas parler et que le seul moyen qu’ils ont, c’est de brûler. Je leur explique pourtant que cela ne sert à rien », se désole Aghiles.

Père de deux enfants, il venait autrefois avec eux pour mettre les mains dans la terre. « Maintenant, le plus grand préfère aller jouer au foot et ma fille reste sur son portable avec Snapchat. Le jardinage, ils aiment ça seulement lorsqu’ils sont petits. »
Tous les adolescents ne désertent pas forcément le jardin, à l’instar d’Aly, un collégien de 13 ans, venu aujourd’hui récolter des pommes de terre. Il aimerait bien participer aux mobilisations des derniers jours sauf que « souvent, ça se termine mal ». Alors ses parents ne le laissent pas sortir. En attendant, le collégien souhaiterait plus d’échanges et de discussions pour « que les choses se calment », car « certains policiers ont trop de haine et utilisent leur arme même quand il n’y en a pas besoin ». « Tous les jeunes devraient avoir un espace en commun pour leur permettre de discuter, un peu comme ici dans ce jardin », assure Aly.
Un havre de paix encerclé de béton
Les jeunes, principaux concernés, n’ont pas beaucoup été entendus ni dans les médias généralistes ni sur les plateaux TV, qui pullulent d’éditorialistes, en grande majorité blancs, devenus subitement spécialistes des quartiers populaires. « La rénovation urbaine existe, mais c’est une façade. On ne crée aucun espace pour que ces jeunes puissent développer leur quartier. Les politiciens disent qu’ils ont dépensé des milliards d’euros, mais moi, je n’ai rien vu passer, assure l’éducateur Abel. Les structures classiques ont déserté : syndicats, partis politiques. Plus personne ici n’éduque à la citoyenneté. Seules restent des petites associations comme celles du jardin. »
L’éducateur est membre de ce jardin partagé depuis sa création en 2016, lorsque les parcelles étaient envahies par les gravats issus du chantier de la ligne de tramway 8. Avec d’autres, ils se sont retroussé les manches pour créer cette oasis de verdure dans un environnement qui reste très bétonné. « Dans le coin, nous sommes les uns sur les autres, il y a peu d’endroits pour faire des choses ensemble. » Ce jardin est donc une aubaine, un lieu que les habitantes et habitants s’approprient pour nouer des solidarités et cultiver des légumes qui sont partagés collectivement. Mais aussi pour faire un peu de politique.

Certains ont préparé une banderole « Justice pour Nahel et tous les autres. Stop aux violences policières » pour l’accrocher aux grilles. « C’était une volonté des membres de s’exprimer sur le sujet. Ce geste n’est pas anodin, car lorsqu’on écoute certaines chaînes comme CNews ou BFM, il n’y a que des éditorialistes qui n’ont jamais mis les pieds ici. On se sent légitimes à donner notre avis, on vit et travaille là », explique Théa [*], une habitante qui fréquente le jardin.

Cette banderole n’a pas fait long feu. Dès le lendemain de la venue de Reporterre, les policiers sont venus l’arracher. « Je pense qu’on va en faire une autre. C’est comme lorsque les limaces mangent les jeunes pousses, il faut recommencer. Et sur la prochaine, on va ajouter une mention “Stop à l’abandon des quartiers” », dit Madih [*], membre du jardin et habitant du quartier. Il n’est pas surpris par cet acte, car il estime que les policiers « se sentent au-dessus des lois. Si j’avais été là, je leur aurais demandé s’ils avaient un ordre pour la perquisitionner ».
Face à ces intimidations et violences, les habitantes et habitants aimeraient une meilleure formation des effectifs qui malmènent les jeunes. « Il faut voir comment la police leur parle, ce n’est pas acceptable. Après, les jeunes veulent jouer au gangster. Un policier devrait être un modèle et pas se bagarrer », explique Abel. Mounia, dont certains membres de sa famille sont gardiens de la paix, refuse de mettre tout le monde dans le même panier. Mais elle croit également que les choses doivent changer : « Il faudrait que plus de jeunes s’engagent dans la police pour avoir une mixité sociale plus importante et éviter ainsi de refaire les mêmes erreurs. »
En attendant, ces derniers jours ont été plus calmes, sans doute à cause de la forte répression juridique qui s’est abattue sur les personnes interpellées. « Ils voient leurs copains prendre de la prison ferme. Ça les calme. Avec les comparutions immédiates, les procureurs obtiennent des mandats de dépôt, c’est inquiétant », poursuit Théa. « La seule réponse de l’État a été montrer les muscles. Il n’y a même pas eu une parole d’apaisement, ou un nouveau plan pour les banlieues. Alors que les services publics disparaissent, que les gens vivent entassés dans des immeubles délabrés, qu’il y a de moins en moins de moyens », déplore Madih.
Cette férocité judiciaire et policière va sans doute tarir temporairement les flammes de la colère. Mais ne réglera pas les injustices structurelles qui gangrènent les quartiers populaires depuis des décennies.