Ni train ni frontières : ils luttent contre le Lyon-Turin et aident les exilés

La lutte pour les exilés et contre les frontières s'est intégrée à l'opposition à la TAV. - © Stefano Stranges / Reporterre
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Dans le val de Suse, la lutte contre le projet ferroviaire Lyon-Turin se conjugue désormais avec l’aide aux exilés. Depuis 2017, la difficile organisation de l’accueil, l’aide au passage et le refus des frontières se sont logiquement coulés dans ce mouvement qui allie environnement et solidarité.
Cet article est le second d’un reportage en deux volets consacrée à la lutte contre le projet ferroviaire Lyon-Turin dans le val de Suse. Le premier : « En Italie, les jeunes reprennent le combat contre le projet ferroviaire Lyon-Turin ».
Val de Suse (Italie), reportage
« Aujourd’hui, le soutien aux migrants est devenu un bras de la lutte », dit Fulvio, sourcils épais et peau rugueuse, depuis l’un des camps de base des No TAV à Venaus. Dans la maisonnette, plusieurs décennies d’histoire des luttes défilent. Épinglés aux murs de liège, des articles de presse jaunis côtoient, ici, la bannière du quartier basque autogéré d’Errekaleor Bizirik ; là, la photo souvenir d’un déplacement à Mexico auprès des membres du collectif Nodo Solidale. Sur l’étagère, une coupe remportée lors d’un mondial antiraciste parade au-dessus du Quattro Mori sarde. Ici, certains militants dédient désormais l’essentiel de leur temps à l’assistance aux migrants.

Entre 2018 et 2021, le refuge Fraternità Massi d’Oulx, petite commune valsusine située entre Turin et Briançon, estime qu’environ 18 000 personnes sont arrivées en France après avoir traversé la région. Durant l’automne 2021, elles étaient si nombreuses qu’il n’était plus en capacité de les accueillir. De l’autre côté de la frontière, celui de Briançon a été contraint de fermer ses portes durant quelques semaines, pour les mêmes raisons.

Stratégiquement installé à quelques encablures de la gare routière, le refuge d’Oulx est la seule structure dédiée à l’accueil des migrants dans le val de Suse. Depuis son ouverture en septembre 2018, il est devenu une étape incontournable pour les voyageurs qui empruntent la route migratoire dite « des Balkans ». Les personnes migrantes s’y arrêtent une nuit ou deux, rarement davantage, le temps de se remplir le ventre, changer de chaussures et recharger les batteries. Le nouveau bâtiment, investi au mois de décembre 2021, dispose de 70 couchages, d’une salle à manger et d’un jardin.
D’ordinaire, ce sont les amateurs de sports de montagne qui arpentent la région. Mais à l’heure où tous les chats sont gris, les voyageurs qui foulent ses sentiers n’ont ni raquettes ni bâtons. Sirag est l’un d’eux. Il a 21 ans et vient du Maroc. Pour arriver jusqu’au refuge d’Oulx, il a traversé à pied, en autobus et à la faveur des trains régionaux, une dizaine de pays depuis la Turquie, en passant par l’Albanie et la Bosnie-Herzégovine. Ce soir-là, ce sont les bénévoles de la maison de scouts Alveare de Bardonecchia, petite station de sports d’hiver située à une dizaine de kilomètres au nord-ouest, qui apportent le dîner : ratatouille et minestrone, de quoi nourrir une trentaine de personnes durant deux jours.

Aujourd’hui investie auprès du refuge d’Oulx et de l’association française Tous Migrants, Silvia Massara, professeure de français et coordinatrice de l’Alveare, se souvient très bien du printemps où les choses ont basculé. C’était en 2017. La gare de Bardonecchia voyait arriver ses premiers exilés : « Des jeunes Guinéens, très peu vêtus, fatigués, détruits par le voyage et affamés. C’était nouveau, pour nous », se souvient-elle. Tous allaient vers la France, en direction du col de l’Échelle. Elle commença par donner quelques indications pratiques aux égarés, puis sollicita dans la foulée quelques amies, dont Elena Pozzallo, alors secrétaire de la commission technique du mouvement No TAV. « Notre mouvement s’est constitué contre un projet de train à grande vitesse, mais on est surtout pour une certaine philosophie de vie. Pour la santé, l’environnement, la communauté, la solidarité », énumère-t-elle. Durant tout l’été, une poignée d’habitants de la vallée s’est débrouillée pour apporter ce dont les gens avaient besoin. Les touristes, bercés par l’insouciance estivale, ne prêtaient guère attention à ce qui se jouait alors au pied des hôtels, dans les coffres de voitures et sur les trottoirs.
Dès les premières semaines de l’automne 2017, la neige et le froid se sont abattus comme une chape de plomb sur les montagnes. « C’est arrivé très tôt. Un froid glacial, et une quantité de neige… Autant que quand on était gamin », se remémore Silvia Massara. Et ce alors que les exilés affluaient par centaines à la gare. « Les gens arrivaient le soir, le jour, la nuit, n’importe comment. C’est là que tout a vraiment commencé. » Dépassés par la situation, les volontaires manquaient de tout : de bras, d’abris, de solutions, surtout. « On n’avait rien. Je me souviens qu’on donnait des chaussettes en guise de gants », dit Silvia. Pendant plusieurs mois, la soupe fut servie dans la salle d’attente de la gare, entre les bassines d’eau chaude où trempaient des régiments de pieds et de mains gelés. Après la fermeture, à 21 h, « les gens se retrouvaient à la rue, en short, parfois en tong, sous des températures glaciales ». Les volontaires ont alors investi le passage souterrain de la station, où la Croix-Rouge vint en renfort, pour distribuer thé chaud et couvertures.

Progressivement, les nouvelles de Bardonecchia ont circulé jusqu’à la partie basse de la vallée, fief de la communauté No TAV. Les premiers militants prirent, petit à petit, le chemin de la gare. « Puis soudain, au début du mois de décembre, tout a fermé complètement. La société de chemin de fer ne voulait plus que l’on reste dans la salle d’attente dans la journée », raconte Silvia. Tant bien que mal, un réseau d’accueil a néanmoins pris forme. L’association Rainbow for Africa a été mobilisée à la demande des maires de la vallée, tandis que des médecins du secours en montagne se relayaient pour des gardes de nuit.
Le groupe Briser les Frontières a alors été créé sur Facebook afin de coordonner les diverses actions de soutien apportées aux jeunes Guinéens. Aucune référence implicite n’y est faite au mouvement, « pour ne pas être étiqueté, et parce que surtout, pour dire la vérité, je pense que tous les No TAV n’avaient pas envie d’aider les migrants », dit un militant. Il comptait alors une trentaine de personnes, parmi lesquelles quelques maraudeurs français, qui font des rotations pour réunir et distribuer des paires de chaussures adaptées à la neige, offrir de la nourriture ou des conseils pour la traversée. Dans la foulée, le mouvement officialisa lors d’une assemblée vespérale son soutien aux voyageurs. « Moi, je savais ce que je voulais faire et comment j’allais le faire, mais je voulais connaître la position de la communauté. Ça a été oui, bien sûr qu’on les aide », se souvient Emilio Scalzo, l’un des leaders du mouvement [1]. Un réseau d’hébergement citoyen, discret mais efficace, s’est rapidement développé. Les habitués des opérations de sabotage, eux, savaient déjà où serait leur place : au front.

Pour éviter la police aux frontières qui bloquait depuis la fin de l’été l’accès au col de l’Échelle, de surcroît presque toujours infranchissable à cause des avalanches, le passage s’est fait à l’autre extrémité du Mont Chaberton, entre Clavière et Montgenèvre, à 1 800 mètres d’altitude. C’est ainsi que la paisible route transfrontalière est devenue, durant l’hiver 2017, le théâtre de longues parties de cache-cache entre les militants No TAV et la police aux frontières. Face aux officiers, les habitants de la vallée possédaient une arme précieuse : une connaissance affûtée du territoire, régulièrement mise à profit dans la bataille qui les opposent aux militaires, présents en masse sur les chantiers de la ligne à grande vitesse.
« Cette vallée, on la connaît par cœur. On a dessiné des itinéraires précis pour que les gens empruntent le bon chemin. Et puis on a commencé à prendre les voitures… », se souvient l’un d’eux. Comme ce soir de match du Paris-Saint-Germain, où la bonne forme des joueurs parisiens a joué en faveur du convoi. « On s’était dit que les policiers français seraient forcément devant leur télé. On a suivi la première mi-temps dans un bar à Clavière, et quand Paris a commencé à attaquer, on a couru chercher la famille d’Afghans qui nous attendait tout près. On a pu passer la frontière à trois voitures, tranquillement, jusqu’à Briançon », s’amuse Antonio [2]. À l’autre bout du canapé, la mine sérieuse de Sergio [3] contraste avec la bonhommie joviale de son camarade. « Mon premier [convoi], je m’en souviens très bien. On avait croisé sept gamins, complètement frigorifiés. On s’est dit que s’ils étaient arrivés jusque-là, ils continueraient jusqu’en France quelle que soit la manière. Donc tant qu’à faire, on a pris la voiture. C’est en arrivant à Briançon qu’on a compris qu’on avait fait quelque chose de bien plus précieux que de filer une veste. On avait fait ce qui était juste », dit-il.

À Clavières, en dépit des nombreuses réclamations des personnes solidaires, la mairie est restée sourde aux appels, tout comme le curé. Ce sera l’église quand même, ont décidé une poignée de militants. Le 22 mars 2018, ils en forçaient le cadenas et investissaient la salle paroissiale qu’ils rebaptisèrent Chez Jésus, en résonance avec le squat Chez Marcel, son homologue français situé sur les hauteurs de Briançon. Là encore, le savoir-faire No TAV en matière d’autogestion opéra : en quelques semaines, le lieu s’imposa comme un point de passage incontournable pour les migrants.
Mais rapidement, la colère gronda à nouveau dans la vallée. Au mois de mai, les corps sans vie du Sénégalais Mamadou-Alpha Diallo et de la Nigériane Blessing Matthew furent retrouvés dans la neige. Surprise par une patrouille, Blessing, 21 ans, avait tenté de s’enfuir avant de tomber puis de se noyer dans la rivière Clarée. C’est du moins ce que déduisit le parquet de Gap, qui finit par classer l’affaire sans suite. Et alors que la solidarité se structurait enfin, avec l’ouverture en septembre du refuge Fraternità Massi à Oulx et l’occupation d’une maison cantonnière à Clavière, le décret-loi sécurité Salvini, adopté par le Sénat, puis la chambre des députés le 29 novembre 2018, est venue durcir drastiquement la politique italienne en matière d’immigration.

Mais pour Silvia, Elena et les autres, une partie du combat a tout de même été remportée : « Au début, nous devions être cinq ou six bénévoles. On est 120 maintenant, sinon plus ! Petit à petit, des réseaux indépendants de personnes se sont formés, d’autres sont venus à travers le mouvement No TAV », dit-elle. Le vent de solidarité souffle d’ailleurs bien au-delà des frontières du val de Suse : l’été dernier, les demandes de groupes de scouts souhaitant venir prêter main forte au refuge ont afflué de toute l’Italie. Dans les manifestations et rassemblements contre les frontières, il n’est plus rare de croiser les drapeaux rouge et blanc des No TAV.