Nous, paysans, refusons la colonisation de l’ONU par l’agrobusiness

Un couple d'éleveurs à Bubry (Morbihan) en 2019. - © Émilie Massemin/Reporterre
Un couple d'éleveurs à Bubry (Morbihan) en 2019. - © Émilie Massemin/Reporterre
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Agriculture AlimentationRéclamé par des multinationales, le Sommet des systèmes alimentaires organisé par l’Organisation des Nations unies désole l’autrice de cette tribune. Elle s’élève contre une « “smart agriculture” fondée sur la robotisation, la chimie, les biotechnologies… » En bref, une « agriculture sans paysans ».
Morgan Ody est paysanne dans le Morbihan, membre de la Confédération paysanne et du comité de coordination européen de Via Campesina, mouvement international qui rassemble des millions de paysans. Elle a écrit cette tribune à l’occasion du Sommet des systèmes alimentaires qui se tient à New York le 23 septembre, avec pour objectif : « L’élimination de la faim ».
Les multinationales tentent depuis longtemps de prendre le contrôle de l’agriculture et de l’alimentation, comme l’attestent leurs efforts pour s’emparer des semences et breveter toutes les ressources génétiques. Ces dernières années, et notamment depuis la crise du Covid, elles se sont rendu compte qu’elles pouvaient utiliser le désarroi de nombreuses populations et la désorganisation des États pour avancer beaucoup plus rapidement dans la mise en place de leur projet.
En 2019, le Forum économique mondial, qui réunit les plus grandes firmes occidentales, a obtenu du secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU) l’organisation d’un Sommet sur les systèmes alimentaires. Celui-ci est censé traiter des questions de faim dans le monde et de production agricole durable. Et c’est Agnès Kalibata, directrice d’Agra, la branche de la Fondation Gates qui tente d’imposer l’agriculture industrielle et les biotechs en Afrique [1], qui a été désignée par l’ONU comme envoyée spéciale pour son organisation.

Ce Sommet sur les systèmes alimentaires a lieu aujourd’hui, jeudi 23 septembre, à New York, après un an et demi de consultations pour sa préparation. Du fait de son organisation, il est largement colonisé par les milieux d’affaires et les propositions qu’il porte tournent toutes autour des nouvelles technologies. Des centaines d’organisations de la société civile du monde entier, au premier rang desquelles celles des petits producteurs, des pêcheurs et des peuples autochtones, ont dénoncé une consultation viciée et appelé au boycott. « Le Sommet ouvre de fait la porte à une plus grande concentration des entreprises dans ce secteur, favorise les chaînes de valeur mondialisées non durables et renforce l’influence de l’agrobusiness sur les institutions publiques », écrit ainsi le Mécanisme de la société civile et des peuples autochtones (MSC). Le rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, Michael Fakhri, a lui aussi dénoncé le manque de prise en compte des causes structurelles de la faim dans le monde que sont les inégalités sociales, les conflits armés et la concentration du pouvoir entre quelques entreprises.
Autre motif de contestation, la volonté du Forum économique mondial de remplacer le multilatéralisme (un État = une voix) par un « multi-acteurisme », qui mettrait sur un pied d’égalité les grandes entreprises, les États et la société civile. C’est oublier un peu vite que les États, malgré leurs nombreuses défaillances, sont censés représenter des peuples et endossent à ce titre un certain nombre de responsabilités. C’est oublier aussi que le but des grandes entreprises reste le profit, et que ce mélange des genres — où les acteurs les plus riches sont aussi les plus puissants — engage de violents conflits d’intérêts.
Un projet d’agriculture sans paysans
Réunies au sein du Forum économique mondial, ces multinationales qui lorgnent sur le monde de l’agriculture et de l’alimentation, telles que Bayer, Cargill, ChemChina-Syngenta, Microsoft ou Amazon, œuvrent désormais à une « convergence NBIC », pour nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives. Ce projet de nouvelle révolution technoscientifique remodèlerait profondément notre environnement.
Le but est en effet de finaliser l’industrialisation de la production alimentaire en artificialisant totalement les processus reproductifs. La viande de laboratoire en est un bon exemple : elle ne serait plus issue d’animaux vivants, élevés dans des champs par des paysans, mais serait le résultat de la reproduction cellulaire effectuée en usine, dans des boîtes de Petri géantes, en atmosphère contrôlée. Au final, cette « smart agriculture », fondée sur la robotisation, le big data, la chimie, les biotech…, serait une agriculture sans paysans.
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Et pourtant, l’agriculture paysanne produit plus de 70 % de l’alimentation disponible sur la planète, tout en consommant un quart (25%) des ressources naturelles.
Nous, paysannes et paysans, produisons une alimentation saine : ce n’est pas nous qui fournissons la junk food hypertransformée, trop salée, trop sucrée, trop grasse, pleine d’additifs chimiques, responsable de tant de maladies et de l’affaiblissement de l’immunité générale. Nous, paysannes et paysans, produisons en préservant le climat et les écosystèmes : la polyculture-élevage, tout comme le pastoralisme ou l’agroforesterie traditionnelle, sont des modèles d’économie d’énergie, de captation de carbone et d’entretien des milieux riches en biodiversité.
Les peuples doivent pouvoir décider comment et par qui leur alimentation est produite
Et pourtant, ces mêmes multinationales qui ont développé l’agriculture industrielle, qui ont inondé nos campagnes de produits chimiques nocifs, qui ont développé une production alimentaire basée sur les énergies fossiles, nous disent qu’il faudrait leur laisser les rênes du système alimentaire mondial.

Nous, paysannes et paysans, refusons la colonisation des institutions de l’ONU par les milieux d’affaires. Nous savons aujourd’hui que notre projet de souveraineté alimentaire est la clé d’un futur viable et réellement démocratique. Face aux accords de libre-échange et de l’Organisation mondiale du commerce, nous promouvons la coopération internationale fondée sur le respect de la diversité. Face au dumping social et environnemental, nous nous battons pour une hausse des prix payés aux paysans et aux travailleurs ruraux afin de garantir un revenu décent et couvrir les coûts d’une production de qualité, et pour un partage juste des ressources naturelles.
Les peuples doivent pouvoir décider comment et par qui leur alimentation est produite pour garder le contrôle de leur destin. L’alliance des producteurs de l’alimentation avec les autres secteurs de la société est une des clés de l’avenir. Soyons vigilants, car, pour reprendre les mots de Gandhi, « s’il y a assez de richesse dans le monde pour satisfaire aux besoins de tous les humains, [il n’y en aura jamais] assez pour assouvir l’avidité des plus riches ».