« Nous préparons une marche mondiale des paysans en 2020 »

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Agriculture MondeDe passage à Paris, le leader paysan indien Rajagopal a rencontré Reporterre. Il explique pourquoi la lutte des paysans est un combat mondial, prépare une grande marche en 2020, évoque le rôle des institutions internationales dans l’accaparement des terres et explique la situation de l’Inde.
Rajagopal est un leader indien des paysans sans terre. Il a organisé plusieurs marches non-violentes pour faire reconnaître leurs droits. La dernière, « Jan Satyagraha » en 2012, avait réuni 100 000 manifestants et obtenu des concessions de la part du gouvernement.
Défendant les premiers acquis politiques de ces marches, il se projette sur la prochaine, qu’il souhaite universelle, à l’horizon 2020. Avec un objectif : un million de participants pour faire avancer la cause paysanne, en Inde et partout dans le monde.
Et un moyen pour lutter : porter une vision gandhiste de la non-violence à travers la constitution d’un grand mouvement social contre l’accaparement des terres.
Entretien exclusif.
Reporterre - Presque deux ans après votre dernière marche qui réclamait une nouvelle réforme agraire, qu’avez-vous obtenu ?
Rajagopal - Grâce à la loi qui a été votée et qui s’occupe des ressources foncières et forestières, 3,5 millions de personnes ont eu un nouvel accès aux terres. « L’accord des 10 points » que l’on a signé à l’issue de la marche en octobre 2012 prévoit aussi une loi qui reconnaisse la sanctuarisation de terres pour les plus démunis.
Ce n’est qu’un lopin de terre, ce n’est pas une maison, mais c’est déjà ça. Si tu as ta propre terre, tu peux construire ta propre cabane dessus et personne ne viendra te déloger avec un bulldozer, ce qui arrive de plus en plus aux paysans qui ne sont pas propriétaires.
Et dans cette loi, nous demandons aussi la propriété conjointe, que la terre ne soit plus seulement au nom de l’homme, mais aussi de la femme. C’est un changement important qui se produit, la plupart des titres de propriétés que l’on va octroyer maintenant vont être à double-titularité.
Cette loi, la « Shelter Act », est déjà effective dans certains Etats en Inde, même si elle n’est pas encore approuvée. Elle doit l’être par le nouveau gouvernement, c’est pour cela qu’on se bat. L’important, c’est d’aller de l’avant.
La lutte contre l’accaparement des terres reste un enjeu majeur dans votre combat...
La situation reste très mauvaise : les petits paysans ne sont pas protégés et nous faisons face à des dispositions légales sur l’agriculture qui sont particulièrement défavorables.
La loi sur les ressources minières crée beaucoup de déplacements, la loi des zones économiques spéciales encourage l’artificialisation de vastes territoires agricoles ou encore la loi d’expropriation permet au gouvernement d’exproprier n’importe quelle terre de n’importe quel propriétaire, n’importe où.
Avec ces trois lois, il n’y a plus de place pour les petits paysans, seulement pour les grands agriculteurs. La terre est prise de partout en Inde.
Disparition des terres agricoles, suicides d’agriculteurs, le malaise paysan est un problème universel. Est-ce pour cela que vous souhaitez internationaliser votre mouvement de résistance ?
Au Brésil, qui est un pays grand comme deux fois l’Inde, j’ai vu des populations entières fuir les campagnes et vivre dans des bidonvilles. Et si l’Inde détient le triste record avec plus de 200 000 suicides de paysans, les problèmes se retrouvent partout. C’est pour ça que nous voulons une lutte globale. Cela ne peut pas être fait uniquement par des combats en Inde, ce n’est pas assez. La prochaine marche de 2020 doit être une marche globale, qui réunira un million de personnes au moins.
Quel regard portez-vous sur la situation en France et en Europe ?
Je sens également beaucoup de frustrations par rapport au modèle de développement, qui a créé énormément de chômage. Vous avez permis à vos compagnies de partir à l’étranger, dans des pays comme l’Inde, pour exploiter les gens, au lieu d’exiger qu’elles rendent des comptes ici. La délocalisation, les paradis fiscaux, tout ça crée davantage de chômage.
A Notre-Dame-des-Landes, où j’étais il y a un an, comme en Normandie où je me suis rendu dans une zone paysanne, j’ai rencontré beaucoup d’agriculteurs mécontents. J’ai vu un énorme désir de retourner dans les campagnes, mais il n’y a plus de terres disponibles. Ils veulent pratiquer une agriculture à petite échelle, mais on ne promeut pas l’agriculture à petite échelle.
Je trouve aussi les gens préoccupés par la montée de la violence dans la société, beaucoup d’incidents touchent les jeunes. Les choses commencent à échapper au contrôle.
A qui la faute incombe-t-elle ?
Un certain nombre d’institutions internationales, comme l’Union Européenne, l’OMC, la Banque Mondiale ou le FMI, ne s’occupent pas des marginalisés et des plus démunis. Elles organisent la concurrence entre tous les pays, qui se battent pour attirer les grandes multinationales à l’intérieur de leurs frontières.
Tout cela est orchestré par la Banque Mondiale, qui note les pays ; les compagnies vont investir là où la note est la plus haute, là où on leur offre un maximum d’avantages.
C’est l’exemple de la Politique agricole commune (PAC), qui doit être différente pour ne pas porter préjudice aux pays tiers. Aujourd’hui, l’Union européenne promeut une agriculture industrielle et « contractuelle ».
Et qu’est-ce que cela veut dire ? Que des terrains sont pris aux petits paysans, et que la terre est polluée par des engrais chimiques et des pesticides, comme les rivières où s’ajoute à la contamination chimique une consommation excessive d’eau.
L’accaparement des terres, les fertilisants, les engrais, les emprunts bancaires, c’est toute la politique agricole que défendent ces institutions et qu’il faut changer. Car c’est un désastre total, pour les paysans bien sûr, mais pour l’humanité toute entière, avec l’augmentation des niveaux de pauvreté, des migrations, des bidonvilles, et de la violence. En Inde, il y a deux cents districts qui sont contrôlés par des groupes armés…
Face à cela, les révolutionnaires naxalites recourent en Inde à la violence pour défendre leurs revendications. Est-ce une solution à laquelle il faut songer ?
Non, ça crée plus de désastre encore. Les naxalites sont en connivence avec les compagnies minières, qui les financent et leur apportent les explosifs. En échange, ces groupes armés leur donnent de la protection.
Les naxalites ne tuent ou ne kidnappent jamais des gens de ces compagnies. Ils s’attaquent uniquement aux policiers. C’est un jeu d’intérêt dont tout le monde bénéficie, mais qui ne fait qu’accroître la violence.
On tombe dans ce que j’appelle un « triangle de violence » : d’abord les paysans perdent leur terre et sont déplacés. C’est d’une grande violence, l’accaparement des ressources agricoles par l’agriculture industrielle. Ces grandes compagnies parviennent à s’installer avec l’aide de ces groupes armés, et enfin les forces para-militaires, qui, en réponse, s’attaquent aux villageois. Qui paie ce cercle de violence, à la fin ? Les jeunes.
Et que fait le pouvoir politique ?
Il est corrompu. Les hauts fonctionnaires touchent beaucoup plus d’argent quand ils sont déplacés là-bas. Ils ont intérêt à maintenir cet état de chaos : ils peuvent rester toute la journée à ne rien faire et à toucher de l’argent.
Un mouvement anti-corruption très important est justement né en Inde il y a quelques mois, où en est-il ?
Il a permis de mettre le sujet sur la place publique. Le mouvement a été si fort qu’il est devenu un parti politique, l’Aam Aadmi Party (AAP). Mais à l’origine, leur leader Anna Hazare ne voulait pas qu’il en soit ainsi. Il n’était pas pressé de former un groupe politique, il pensait que la lutte contre la corruption devait rester un mouvement de base et qu’un parti politique se situe à un niveau forcément supérieur.
N’est-il pas nécessaire à un moment de créer un parti politique pour porter ses revendications ?
Si on veut le faire, il faut le faire doucement, en partant de la base pour construire ce parti politique. En l’occurrence, celui-ci s’est construit car des gens des classes moyennes et supérieures se sont ajoutés au mouvement. Et dès lors, ce n’est plus un parti politique qui part de la base.
Dans un pays comme l’Inde où 65 % de la population habite dans les villages, il faut que l’assise populaire soit très forte, sinon cela devient éphémère. En Inde, on a souvent cru aux révolutions. Mais qui a-t-on eu après Indira Gandhi ? Rajiv Gandhi [son fils, qui lui succède après son assassinat en 1984, ndlr]. Ce sont des révolutions qui ne durent pas, il n’y a de changements qu’au niveau supérieur.
D’ailleurs, les fondateurs du mouvement anti-corruption ont reformé une nouvelle campagne, qui s’intitule désormais « la lutte pour la liberté réelle ». Car ils se sont rendus compte que la seule liberté obtenue jusque-là était une liberté politique. Les libertés sociales, économiques et morales, elles, restent à venir.
Le changement nécessite aujourd’hui d’avoir une vision globale, écologique, pour les pauvres et de travailler vraiment à ces échelles-là. Autrement, votre seul succès se résume à gagner des élections et former un parti politique pour cela…
Y a-t-il des partis écologistes en Inde ?
Non.
Comment portez-vous ces problématiques, alors ?
Les mouvements sociaux sont très forts en Inde. Il y a les mouvements sociaux des pêcheurs, des « adivasis » [les peuples aborigènes d’Inde, ndlr], des nomades, les mouvements sociaux par rapport aux ressources hydriques et aux forêts, aux « dalits » [la caste des intouchables, ndlr] aussi.
Ces dernières années, si on a vu des changements en Inde dans le droit à l’information, à l’éducation, à l’alimentation, ce n’est pas venu de la volonté de partis politiques, c’est venu de la lutte des mouvements sociaux.
D’ailleurs, c’est bien avant qu’il ne soit un parti politique que le mouvement anti-corruption a contribué à faire voter cette loi importante qui crée un organe anti-corruption, le « Lokpal ».
Pourtant, les élections législatives de mai ont porté le parti nationaliste hindou, le BJP, au pouvoir ?
L’espace qu’auront désormais les mouvements sociaux va être encore plus réduit avec l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi, le candidat du BJP (Bharatyia Janata Party). Déjà, le gouvernement précédent avait essayé de limiter l’impact de ces mouvements sociaux. Il a été très gêné par le mouvement anti-corruption, et a essayé de couper les coopérations et les aides internationales dont il a pu bénéficier.
Avec le BJP à sa tête, le nouveau gouvernement va continuer dans ce sens. Les mouvements sociaux risquent véritablement de s’affaiblir par manque d’espace. C’est pour ça que nous avons besoin de coopérations avec d’autres mouvements ailleurs dans le monde, c’est dans ce but-là que nous préparons la marche globale de 2020.
Vous semblez sceptique sur le rôle du politique...
Oui, car tous les partis politiques sont corrompus. Tous, sans exception. La corruption n’est pas uniquement financière, elle peut avoir d’autres formes, il y a plusieurs types de corruption. La globalisation, c’est un rêve commun de l’ensemble des partis en Inde.
Ils pensent qu’à travers l’industrialisation, la mercantilisation et la mécanisation, ils peuvent résoudre les problèmes de l’Inde. Ils suivent tous le même chemin. Et Narendra Modi ne dérogera pas à la règle, il suivra ce même triptyque – industrialisation, mercantilisation, mécanisation.
Le problème, c’est qu’il n’y a malheureusement pas de parti avec une vision gandhienne, aujourd’hui en Inde. C’est pour cela que nous avons besoin de forts mouvements sociaux. C’est presque une deuxième lutte pour la liberté qui arrive devant nous. Ce que Gandhi a fait en 1947, il faudrait pouvoir le faire maintenant !
- Propos recueillis par Barnabé Binctin