Nuit debout : comment être offensif ensemble, sans idéaliser la violence ni la non-violence ?

Depuis un mois, Nuit debout rassemble des milliers de personnes place de la République, à Paris. Alors que les « débordements » « en marge » du mouvement excitent les commentateurs et certains participants, les auteurs de cette tribune défendent le foisonnement des modes d’action d’une révolte qui cherche ses espaces et ses formes.
Depuis le 31 mars, la place de la République à Paris est investie par des milliers de personnes unies par un rejet du gouvernement et du système politique, économique et social actuel. Les AG et commissions quotidiennes sont la partie la plus visible de ce qui se vit sur la place, mais Nuit debout est aussi le point de départ de multiples actions.
Le 5 avril, des centaines de personnes ont bloqué pendant plusieurs heures le boulevard Saint-Germain devant le commissariat du Ve arrondissement pour exiger la libération de camarades en garde à vue après les manifestations de l’après-midi ; la veille, un grand groupe s’est détaché de l’AG pour redécorer de mille couleurs des agences Société générale et BNP ; à plusieurs reprises, une foule nombreuse est allée soutenir un campement de réfugié-e-s menacé d’expulsion à Stalingrad ; sans parler des rassemblements devant des gares ou des pôles emplois...
Le 9 avril, la fête quotidienne s’est déplacée du côté de la Bastille, quand 2.000 à 3.000 personnes ont tenté d’aller prendre un « apéro chez Valls ». Sur le chemin du retour, toutes les banques du boulevard Voltaire ont été attaquées, sous les acclamations de la grande majorité du cortège encore gros de 500 personnes. Jusque tard dans la nuit, la place de la République (renommée place de la Commune) s’est hérissée de barricades et de feux de joie, de fête et de révolte, d’un château de palettes et, sur la terre libérée de ses pavés étouffants, d’un début de jardin...
Des « gens non politisés qui n’ont rien à voir avec le mouvement »
La mode s’est répandue les semaines suivantes : des centaines de personnes ont tenté d’aller « prendre l’apéro » à la mairie du 3e arrondissement (qui avait demandé l’interdiction de Nuit debout), au commissariat du 2e arrondissement, à une conférence de Florian Philippot, du Front national, à l’ESCP, à l’Élysée, ou le 22 avril au gala de Sciences-Po, où Macron pérorait en invité d’honneur. Bien souvent, le blocage de ces départs par la police a contraint les cortèges à changer de chemins et de cibles : banques, concessionnaire de luxe Jaguar, enseignes de grande distribution, Autolib’ de Bolloré, ou la police elle-même.
Sur toutes ces actions, les médias mainstream comme les communicants autoproclamés de la Nuit debout ont parlé de « débordements », « d’incidents en marge de la [vraie] Nuit debout », du fait de « casseurs infiltrés », de « personnes alcoolisées », de « gens non politisés qui n’ont rien à voir avec le mouvement », etc. Plus que du mépris, ces termes recouvrent, au pire, une stratégie classique (médiatique, policière, politicienne) pour neutraliser le mouvement en le divisant entre bons et mauvais manifestant-e-s. Au mieux, ces mots sont l’aveu d’une incapacité à comprendre que, depuis le 9 mars, le « mouvement social » lui-même ne fait que déborder du cadre que les directions syndicales n’ont jamais défini.
« Débordement », la pétition en ligne qui a lancé la première manif du 9 mars. « Débordement », les cortèges de tête d’une foule déterminée et sans étiquette. « Débordement », les occupations de place. « Débordement », la banalisation et la circulation de gestes de révolte non assignables à « l’ultra-gauche », aux « totos », mais à toute une génération politique — cagoulée ou pas, jeune et moins jeune — qui éclot dans le gaz et les coups de matraques et fait face depuis des mois à la banalisation de l’état d’urgence et de la violence d’État.
Ces multiples actions dont les cibles sont justes mais les modes d’action parfois brusques nous invitent à réfléchir. Pas à l’éternelle « question de la violence », souvent débattue lors des AG de République. La formulation morale et abstraite des termes est une diversion qui empêche de se poser des questions stratégiques : comment être offensif ensemble (sans idéaliser la non-violence ou la violence) ? Comment les multiples actions directes se tiennent avec le reste de ce qui se vit sur la place et ailleurs ? Et comment faire attention à toutes les formes d’expression politique, aux curieux qui découvrent tout cela ? Comment ce qu’on vit grandit en joie, gagne en puissance, communique sa force et son enthousiasme dans d’autres secteurs ?
Une logique d’organisation centralisée avec une identité politique claire
L’autre fausse question, mais vrai danger, serait, au nom de la « crédibilité » et de « l’efficacité » de Nuit debout, de recadrer les multiplicités agissantes de la place de République dans une logique d’organisation centralisée avec une identité politique claire (qu’elle soit « citoyenne-inclusive » ou de gauche anticapitaliste), un faisceau de revendications définies, un discours public contrôlé, un service d’ordre. Et, bien sûr, ses « incidents en marges ».
Ainsi le soulevait un habitant de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes à l’AG du 11 avril : « Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire aujourd’hui de mettre réellement en échec un projet d’État et sa police ? (...) Quelles agrégations de manifestations, de sabotages, d’assemblées, de fêtes, de recours juridiques, de blocages et de barricades [cela demande-t-il] ? » On pourrait ajouter : de grèves, d’attaques de cibles de l’exploitation capitaliste, de discussions avec celles et ceux qui sont contraints à y travailler, et tant d’autres formes possibles.
Voici l’enjeu de la multiplicité auto-organisée qui se cherche sur la place de la République comme ailleurs, à Notre-Dame-des-Landes, Bure, Calais, dans le val de Suse... « Plus qu’une (...) histoire de convergence des luttes mais de révolte qui se généralise contre l’ordre du monde », et qui se cherche ses espaces, ses formes, ses temps propres.
Pour suivre le mouvement Nuit debout :