Océanographes en mission : « En pleine tempête, l’eau s’infiltre jusqu’aux labos »

Les océanographes Christian Tamburini (dessin) et Lionel Guidi ont passé 40 jours dans l'Atlantique pour échantillonner ses profondeurs. - © Juliette de Montvallon / Reporterre
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Climat Sciences Océans40 jours dans l’Atlantique à des fins scientifiques : les océanographes Christian Tamburini et Lionel Guidi racontent cette expédition unique, ses moments chaleureux et ses galères.
Cet entretien est le troisième de notre série « Les explorateurs du climat », qui raconte les coulisses d’expéditions scientifiques (le premier nous a fait descendre l’Amazone et le second arpenter l’Antarctique). Les chercheurs témoignent du quotidien et des imprévus de ces missions hors norme qui documentent l’évolution de la planète soumise aux effets du changement climatique.
Elle est présentée comme « l’une des plus importantes campagnes océanographiques des dernières années ». Cette mission baptisée « Apero », qui s’est déroulée du 7 juin au 17 juillet avec deux navires de la Flotte océanographique française, visait à explorer et échantillonner les profondeurs de l’Atlantique nord-est. Au-delà de 200 mètres, des écosystèmes très mal connus génèrent un mécanisme essentiel pour le climat mondial, en absorbant plus de 10 milliards de tonnes de carbone par an.
Sans cette « pompe biologique », la teneur du carbone dans l’atmosphère serait environ 40 % supérieure à ce qu’elle est. Christian Tamburini et Lionel Guidi, océanographes au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), étaient respectivement responsables scientifiques du Pourquoi pas ? et du Thalassa, les deux navires opérés par l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer). Pendant quarante jours, ils ont dû veiller au bon déroulé humain et scientifique de cette mission, contre vents et tempêtes.
Reporterre — Ça ressemble à quoi, un laboratoire scientifique en haute mer ?
Lionel Guidi — On prépare le matériel aux aléas météo, mais il y a toujours des trucs qu’on oublie d’attacher et ça ne pardonne pas : par gros temps, les objets ont rapidement tendance à voler… La consigne, c’est de mettre des cordes partout, d’attacher tous les objets. Les paillasses sont accrochées et on met des scratchs sous les ordinateurs.
Christian Tamburini — Pendant les tempêtes, lorsque les opérations extérieures sont impossibles, on continue de travailler dans les laboratoires en intérieur, ce qui peut poser quelques difficultés. Une personne a eu le mal de mer, elle devait réaliser des manipulations de pipettes dans une chambre froide, sans hublot : elle a tenu six heures en allant vomir toutes les demi-heures…
Heureusement, peu de personnes ont été sensibles au mal de mer, mais on a essuyé deux grosses tempêtes pendant la mission. On a eu une mer avec six à huit mètres de houle. Quand le navire faisait route face au vent, on voyait les vagues passer par-dessus le pont et l’eau pouvait alors s’infiltrer dans les labos par les coursives. Autant dire qu’on ne dort pas très bien dans ces conditions : une fois sur deux, on ne touche pas le lit. Quand le bateau retombe d’un coup, on se retrouve comme en lévitation. Le 22 juin notamment, ça a bien secoué. Il y avait de la paella à midi ce jour-là : on était huit chercheurs à table sur les vingt prévus.

Comment monte-t-on une équipe pour une telle expédition ? Les conditions physique et mentale font-elles partie des critères de sélection ?
LG — C’était un vrai défi d’organiser une mission avec deux bateaux. Il fallait coordonner les quarante scientifiques à bord du Pourquoi pas ? avec Christian et les vingt-cinq qui étaient avec moi sur le Thalassa, ainsi que tous ceux qui travaillaient avec nous depuis la terre, soit cent-vingt chercheurs en tout !
« La plupart des scientifiques n’ont pris aucun jour de repos, c’est du 7j/7, 24h/24 »
CT — C’est vrai qu’on a un peu eu un rôle de sélectionneur, y compris dans la tâche ingrate de devoir éliminer des gens. On avait au début retenu quarante-huit personnes pour le Pourquoi pas ? et une trentaine pour le Thalassa. Il a fallu choisir en fonction de nos besoins scientifiques et de manière à optimiser le travail à réaliser, en priorisant la collecte de données qui serviraient au plus de monde possible à terre. Ce fut un réel succès, on est revenu avec des quantités astronomiques de données et plusieurs années de boulot ! Mais il n’y a pas eu de choix en fonction des personnalités : c’était notre rôle de gérer le stress et de nous assurer de la bonne vie de groupe à bord.

Quel est le plus gros défi à gérer lors d’une expédition scientifique sur l’Atlantique ?
CT — Le plus important, c’est la gestion de la fatigue. Il y avait plusieurs néophytes en mer, il fallait gérer l’excitation des premiers jours, de ceux qui ne voulaient pas s’arrêter de travailler, pour éviter que les gens s’épuisent. Tout le monde veut travailler au maximum pour profiter de cette opportunité rare d’être sur le terrain, au milieu de l’Atlantique nord : la plupart des scientifiques n’ont pris aucun jour de repos, c’est du 7j/7, 24h/24. Les quelques rares jours où la météo était trop mauvaise pour déployer les instruments en extérieur, certains en profitaient tout de même pour avancer sur leurs manips.
Pour les tâches les plus répétitives, on a organisé des quarts pour que les gens se relaient. Par exemple sur le pont de minuit à quatre heures du matin, puis de midi à seize heures. Avec Lionel, en revanche, nous devions être mobilisables tout le temps et sur le pont dès qu’il y avait un souci.

LG — Je m’imposais deux tours de ronde complets par jour pour discuter avec tout le monde et vérifier la fatigue générale. Le capitaine faisait pareil avec l’équipage. Nos rythmes étaient déterminés par la météo : lorsque celle-ci devenait trop compliquée, on en profitait pour se reposer, avec l’effet pervers que cela nous faisait toujours nous reposer dans de mauvaises conditions.
Les effets cumulés de la fatigue et d’une certaine promiscuité, dans un milieu confiné pendant quarante jours, n’ont-ils pas créé de tensions au sein des équipes ?
LG — Cultiver une bonne vie sociale est primordial pour tenir dans ces conditions. On avait une salle de jeux de société, on a organisé des concours, par exemple de Mario Kart ou de tennis de table, ce qui est assez drôle lorsque la mer bouge. On organisait aussi des barbecues et des pauses sur le pont, entre deux manips, lorsqu’il faisait beau.
Et puis, sur les bateaux français, on mange à l’heure. Il y avait le service de onze heures pour les scientifiques et de douze heures pour l’équipage, même si ça s’est finalement pas mal mélangé. Autre particularité, contrairement aux bateaux étasuniens, les nôtres ne sont pas « secs », c’est-à-dire que l’alcool n’y est pas totalement prohibé. C’est essentiel pour créer du lien social et faire interagir des personnes aux compétences différentes.
CT — Le nom de notre mission, « Apero », est un clin d’œil qui nous faisait sourire. Mais la consommation d’alcool est tout de même très réglementée, il y avait un peu de vin le dimanche midi, et il y a eu deux fois, de manière très encadrée, une sortie de bières de la cave, pour organiser un moment de pause avec l’équipage. On avait aussi conscience d’arriver dans l’univers des marins, qui n’est pas le nôtre. C’était important d’être vigilant à respecter leurs rythmes, leurs règles.

Les instruments scientifiques sont également très secoués au milieu de l’océan. Y avait-il un risque de vous retrouver au chômage technique si vos instruments lâchaient ou de devoir vous débrouiller, littéralement, avec les moyens du bord ?
CT — Le matériel subit des contraintes continuelles : l’eau salée et l’électricité ne font pas bon ménage. Les appareils que l’on plonge dans les profondeurs de l’océan passent régulièrement de un à quatre cents bars de pression. Il y a eu des réparations à faire, beaucoup d’ajustements avec les marins et les ingénieurs à bord pour trouver les bonnes solutions.
LG — C’était un dilemme permanent : chaque mesure compte en mer, car le temps coûte très cher en expédition. Il y avait des enjeux financiers, mais aussi climatiques car nous sommes conscients de consommer beaucoup de gazole avec nos navires et nous avions à cœur de rentabiliser au maximum nos recherches pour que ces émissions de carbone en vaillent la peine. C’étaient donc des discussions permanentes avec le capitaine pour savoir quel matériel mettre à l’eau.

Notre Rosette CTD est par exemple un gros instrument doté d’un carrousel rempli de bouteilles pour prélever des échantillons d’eau de mer, et de nombreux capteurs pour mesurer la température, la densité, la fluométrie et tout un tas de paramètres biologiques à différentes profondeurs. Dès le début de la mission, après trois déploiements, elle est tombée en panne à quatre mille mètres de profondeur. On a pu la récupérer, mais il a fallu faire attention à ne pas la déployer lorsque le vent soufflait à plus de quarante nœuds.
« On a eu la visite de cétacés, de dauphins... Des rencontres incroyables »
Autre outil à notre disposition : la ligne de mouillage, sur laquelle on a disposé différents instruments pour piéger des particules, mesure plusieurs centaines de mètres de longueur et nous a permis de documenter la vie moléculaire entre deux cents et mille mètres de profondeur, dont on ne connaît absolument rien. Mais son déploiement nécessite une fenêtre de quatre jours de météo favorable. Il fallait jongler en permanence entre ces différentes contraintes.
Comment avez-vous vécu, personnellement, cette expérience de travail isolé au milieu de l’océan, encerclé d’horizons vierges de toute terre ?
LG — La rencontre avec la mer me fait toujours autant de bien, c’est difficile à expliquer. Nous sommes océanographes, mais nous sommes la plupart du temps dans nos bureaux, ce rapport à l’océan est vital pour moi, il m’aide à réfléchir.
CT — Je ne ferais pas ce travail s’il n’y avait pas ces campagnes en mer. L’océan à perte de vue n’a rien de monotone. Les couchers de soleil, les nuages, même la météo pluvieuse et froide participe à le faire changer en permanence. Avec des nuances bleues, vertes, violettes, selon là où l’on se balade dans l’océan. On a aussi eu la visite de cétacés, de dauphins, de globicéphales et de requins. Et on a vu le souffle de baleines, de loin. Ce sont des rencontres assez incroyables.
LG — C’est le paradoxe de ce genre d’expédition, c’est à la fois dur, mais d’une certaine manière plus confortable que la vie sur la terre ferme. On est entouré de gens de confiance qui se soutiennent les uns les autres. Cela rend le retour à la civilisation un peu compliqué.
CT — Pendant quarante jours, on se lève et on travaille avec les mêmes personnes, on crée une sorte de famille, un noyau soudé, fait de moments intenses avec des gens qu’on n’aurait sans doute jamais rencontrés à terre. Et puis, on n’est pas ennuyé par toutes les tâches administratives qui parasitent le travail de recherche au laboratoire. Se focaliser uniquement sur notre métier, et notre passion, pendant quarante jours, c’est jouissif.