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TribuneNature

On confond protection de la nature et protection des chasseurs

Par une curieuse dérive, la protection de la nature est devenue celle de la chasse - au point de bailler des espaces publics aux chasseurs de tout poil, comme en Camargue.


C’est une banalité à dire : le fonctionnement de l’Etat français est davantage contrôlé par les corporations et les groupes de pression que par les institutions. On connaît aujourd’hui l’influence décisive des groupes pétroliers sur les stratégies industrielles de l’Etat (politique des transports et des constructions automobiles), celle des laboratoires pharmaceutiques sur la politique de la santé (homologation des médicaments, choix des vaccins, information des médecins), celle des fabricants de pesticides sur le choix des méthodes culturales par les agriculteurs (cf. Monsanto et les OGM)..., la liste est infinie, sans parler du nucléaire et de l’armement.

Ce contrôle de l’intérêt public par l’intérêt particulier est bien dissimulé derrière des apparences de bien fondé : les lobbies se présentent toujours comme étant généreusement à notre service et savent habilement jouer du chantage à l’emploi. Et ils interviennent avec d’autant plus d’efficacité que les groupes qu’ils représentent sont souvent en situation de conflits d’intérêts avec les services publics en charge d’évaluer leur rôle et leur action.

Ainsi en est-il de la protection de la nature. Placée sous l’égide du ministère de l’Ecologie depuis 1976, date de création de ce ministère, la nature est censée être protégée. Quelques rares ministres s’y sont employés avec ferveur, d’autres plus nombreux ont dû se perdre en chemin : avec un budget dérisoire, il n’est pas facile de faire du bon travail. Mais surtout, des pressions extérieures ont conduit les responsables politiques à des modifications de structures et à des dérives surprenantes qui font qu’aujourd’hui, tout ce qui touche à la protection de la nature est sous le contrôle de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS. Or cet organisme public est placé sous le contrôle exclusif des chasseurs : le président du conseil d’administration est un représentant des chasseurs, la majorité des membres de ce conseil le sont aussi, et l’essentiel du budget de l’Office provient des taxes payées par les chasseurs. Le ministère de l’Ecologie assure la protection de la nature comme un service d’intérêt général, mais il en confie la gestion aux intérêts particuliers des chasseurs.

Cette situation est indéfendable, quel que soit l’intérêt (très spécifique) que les chasseurs peuvent porter à la nature, quelle que soit la compétence et le dynamisme du personnel technique et scientifique de l’Office. Le résultat est une confusion discrètement entretenue entre nature et chasse, entre statut de réserve et statut de chasse : on crée une réserve naturelle et l’on continue à y chasser au prétexte que la chasse est une activité à composante sociale et économique importante. À quoi bon alors créer une réserve ?

Le Conservatoire du Littoral et des Rivages lacustres est copieusement entré dans ces dérives. Depuis plusieurs années, il a acquis en Camargue, haut-lieu de la protection de la nature, six mille hectares de marais salants pour une somme totale d’environ 600 millions d’euros, avec des financements complémentaires provenant notamment du Conseil régional Provence-Alpes-Côte d’Azur, du Conseil général des Bouches du Rhône et de la municipalité d’Arles. Voilà de quoi se réjouir : je me souviens en effet avoir vivement souhaité ce type d’acquisition des espaces à forte signification naturelle par les collectivités territoriales. Car les dégradations de nature en Camargue sont plus fréquentes et dévastatrices sur des espaces privés que sur des espaces publics, parce que le bien privé est directement soumis aux lois du marché, alors que l’espace public doit d’abord répondre aux exigences de l’intérêt général.

Mais les temps ont changé. Le concept de « chasse durable » s’est imposé depuis, comme s’il suffisait d’ajouter l’adjectif "durable" à l’activité "chasse" pour lui donner les vertus que l’on attend d’elle (on connaît la musique avec le "développement durable").

Dans le cas présent, le résultat est patent : sur les six mille hectares de marais et d’étangs achetés par le Conservatoire du littoral et inaccessibles au grand public, trois mille hectares, donc la moitié, sont offerts aux chasseurs locaux pour qu’ils puissent y chasser, avec la "bénédiction" du Parc naturel régional de Camargue. Situation ubuesque : le citoyen paye des impôts avec lesquels la collectivité achète des espaces au nom de la protection de la nature (c’est bien ainsi qu’est perçu le Conservatoire du littoral) et l’usage de cet espace est donné pour moitié à cent dix chasseurs ! En clair, nous, citoyens, avons payé avec nos impôts trois cents millions d’euros pour faire un cadeau royal aux chasseurs ...

Il faut lire et relire ces chiffres pour mesurer le caractère ahurissant et inique de la situation. Nous ne sommes pas loin, me semble-t-il, d’un détournement de fonds publics : un bien collectif acquis sur des fonds publics affecté aux intérêts particuliers des chasseurs qui représentent moins de 2 % de la population française. Mais qui le sait ? Hormis les chasseurs, personne !

Un seul cas ne suffisant pas, le même Conservatoire du littoral vient d’acquérir pour plusieurs dizaines de millions d’euros une grande chasse camarguaise de six cents hectares (les Grandes Cabanes du Vaccarès) dont il a confié la gestion à l’Office national de la chasse et de la faune sauvage. Cet organisme public en a fait une chasse dite « pilote » où viennent chasser les hauts fonctionnaires de l’Office et quelques hobereaux politiques et cynégétiques locaux ... Que dire de tels privilèges accordés à des personnalités venant chasser sur un espace public acquis avec des fonds publics (nos impôts) dans une perspective de protection de la nature ? N’est-ce pas un autre exemple de détournement de fonds ? Mais comme précédemment, la discrétion est totale : combien d’arlésiens, combien de camarguais sont au courant de ces dysfonctionnements ?

La confusion entre protection et exploitation de la nature

La liste est longue de cas similaires. Avec l’appui des nouvelles lois, on a dégradé systématiquement tous les statuts des espaces protégés (Réserves, Parcs nationaux, Parcs régionaux), on a créé dans les textes législatifs et dans l’opinion publique une confusion entre protection et exploitation de la nature au titre d’une meilleure adaptation de notre vie à notre environnement. D’un côté on tente de nous faire croire que l’on prend en compte les problèmes environnementaux, on a organisé un majestueux Grenelle de l’Environnement avec force tapage médiatique, et de l’autre on vide les textes de leur substance en donnant la priorité aux intérêts mercantiles et politiques des groupes de pression les plus puissants (ici la chasse).

Dans cette bouillie devenue aussi perverse qu’infâme, on veut nous faire croire que nous sommes sur une voie de progrès, sur la voie de "sauvegarde de la biodiversité". C’est une mascarade, un subterfuge honteux. En tant qu’homme, en tant que citoyen, en tant que biologiste et scientifique, je m’inquiète devant cette capitulation face aux exigences de la protection de la nature qui, dans ce cas précis, se fait au profit des chasseurs.

C’est pourquoi je l’écris, je crie AU FOU et je dis NON à cette capitulation.

Je peux le faire d’autant plus librement que je ne participe pas (plus) à ces commissions, conseils, réunions où il faut se battre inlassablement contre la mauvaise foi afin d’obtenir un iota de satisfaction en faveur de la nature. Je l’écris sans oublier qu’à côté de la chasse, bien d’autres menaces liées à d’autres groupes de pression trempent dans cette bouillie où l’on noie la protection de l’environnement. Je l’écris en espérant apporter au moins un brin de soutien à tous ceux qui sont aujourd’hui directement et courageusement engagés dans ces luttes au service de la nature.

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