« On peut concilier décroissance et progrès technologique »

Le philosophe Vincent Bontems à Paris, le 22 juin 2023. - © Mathieu Génon / Reporterre
Le philosophe Vincent Bontems à Paris, le 22 juin 2023. - © Mathieu Génon / Reporterre
Durée de lecture : 9 minutes
Culture et idées Numérique ÉconomieLe progrès technologique et la décroissance peuvent être liés, pense le philosophe Vincent Bontems. La « right tech » nous permettrait, selon lui, d’inventer des « futurs divergents ».
Vincent Bontems est philosophe des sciences et des techniques. Le chercheur réfléchit depuis longtemps à la place qu’occupent les technologies dans nos imaginaires. Il travaille également autour du concept de « right tech » et publiera en octobre un ouvrage, Au nom de l’innovation — Finalités et modalités de la recherche au XXIe siècle (Les Belles lettres). Nous l’avons rencontré à Paris, en marge de sa conférence à l’USI 2023.
Reporterre — Dans le discours entrepreneurial classique, l’innovation technologique est présentée comme le moteur et la justification de la croissance économique. Innovation et croissance sont-ils forcément liés ?
Vincent Bontems — Je crois que ce lien est assez artificiel. En réalité, il n’existe aucune preuve empirique ni même aucune démonstration théorique d’un lien efficace et persistant entre des stratégies d’investissement dans la recherche technologique d’une part, et l’essor d’innovations qui produisent de la croissance d’autre part. Un livre récent, L’Innovation, mais pour quoi faire ? de Franck Aggeri, démontre à quel point cette injonction à innover n’est pas fondée.
Pourtant, le lien entre croissance et innovation technologique continue d’être tenu pour évident. L’économiste Philippe Aghion, au Collège de France, en parle en s’appuyant sur une étude qui montrait des corrélations entre les investissements dans la recherche technologique, le nombre de brevets déposés et la croissance du PIB (produit intérieur brut).
La faiblesse de cette démonstration est ahurissante. Il suffit de regarder le cas du Japon : une étude du FMI (Fonds monétaire international) a montré qu’entre les années 1980 et 2000, c’est le pays qui a le plus investi dans la recherche technologique et a le plus déposé de brevets et pourtant, dans le même temps, sa croissance économique est passée de plus de 2,8 % à -1,3 %. Que le pays qui se conforme le plus au modèle soit une exception qui ne remette pas la règle en cause, c’est un peu gros… Pourtant le FMI n’en tire pas les conclusions qui s’imposent dans son étude. Cela donne un aperçu de la faiblesse théorique de ce qu’ils considèrent comme acquis.
On pourrait donc concilier décroissance économique et progrès technologique ?
Oui, à condition de bien définir les termes. Le progrès n’est pas la croissance et, par l’amélioration des rendements, le progrès peut même être considéré comme ce qui compense les effets de la croissance. Ce qui prête à confusion, c’est que des phases de progrès sont toujours intervenues pendant des crises de croissance. Aujourd’hui, on a encore besoin de progrès, mais on ne peut pas se souhaiter des « crises de croissance », on devrait plutôt se souhaiter de la décroissance, à un niveau fondamental, c’est-à-dire en termes d’usage de l’énergie.
Le problème, c’est que tout le monde ne parle que d’innovation, qui est un terme fourre-tout. Il suffit de nommer une chose « innovation » pour lui donner une valeur d’avenir. On fait de la magie sociale. Mais ce terme ne permet pas de discriminer entre ses différentes finalités. Dans l’innovation, on place indistinctement à la fois la poursuite du progrès, la poursuite du profit, la poursuite de la puissance, alors que ce sont de toute évidence maintenant des objectifs divergents, voire contradictoires.

Mais l’imaginaire du progrès est-il encore viable dans l’Anthropocène ?
Je ne suis pas d’accord avec ceux qui, sous prétexte de casser les dynamiques délétères en cours, tiennent un discours contre le progrès. Ils dénoncent le « mythe du progrès », mais pour avoir beaucoup travaillé sur la question, ce mythe n’a en réalité jamais existé. L’idéologie des Lumières n’était pas béate devant le progrès. Quand on lit Rousseau, il n’était pas spécialement optimiste, ni attaché inconditionnellement au progrès, Montesquieu non plus… Il y a toujours eu des débats sur ce que doivent être les critères du « vrai progrès », depuis les Lumières jusqu’aux socialistes utopistes et au-delà. Le débat est toujours plus complexe que « pour ou contre le progrès ».
De manière plus spécifique, le progrès technologique engendre de nouveaux usages, nourrit nos surconsommations et le dépassement des limites planétaires : on le voit par exemple avec le développement des SUV ou de la 5G. Faudrait-il renoncer à ce type de progrès ?
Il faut certainement renoncer à nommer « progrès » toutes les évolutions techniques, mais je crois qu’il reste totalement indispensable de se demander si l’on pourrait faire mieux grâce à la technologie. Il faut définir ce « mieux », c’est-à-dire les critères du progrès. Cela ne signifie pas aller vers du futurisme. Le progrès peut aussi consister à reprendre, réinventer, réinterpréter des choses qui nous viennent du passé, y compris des technologies.
« La right tech, c’est la bonne technologie au bon endroit et au bon rythme »
Bien sûr, il y a des technologies qui doivent être arrêtées, qui ne sont pas durables. En fait, deux visions simplistes s’affrontent : d’un côté les technosolutionnistes, les « escapistes » [qui espèrent sauver l’humanité en colonisant l’espace], totalement accros à la puissance. De l’autre, un imaginaire décroissant assez fort, un peu régressif, qui veut démystifier le progrès et répond à une demande de sens dans la crise écologique.
Mais l’imaginaire réellement dominant dans la société aujourd’hui se trouve entre ces deux premières visions. C’est un imaginaire dystopique qui exprime la contradiction entre un attachement au progrès confondu avec la croissance d’un côté et le besoin d’intégrer la finitude de notre monde de l’autre. Le résultat, c’est une dénonciation des deux premiers imaginaires dans une vision morbide et dystopique que traduit bien, par exemple, la série Black Mirror.
En renvoyant dos à dos technosolutionnistes et technophobes, vous plaidez pour le développement d’une « right tech ». Sur quels critères pourrait-on décider quelles technologies l’on accepte et auxquelles on renonce ?
La right tech [technologie adéquate], c’est la bonne technologie au bon endroit et au bon rythme. Très souvent, pour des machines, cela signifie à la bonne puissance. Ce concept de right tech est une manière de remettre de la nuance, de sortir du simplisme : s’il existe des technologies qui nous permettent de capter du carbone, je ne vois pas pourquoi on s’en priverait, mais cela ne nous dispense pas d’avoir à diminuer notre empreinte écologique.
Si l’on prend les quatre scénarios développés par l’Ademe [l’Agence de la transition écologique] pour une France neutre en carbone en 2050, je préfère prendre le meilleur de chacun de ces scénarios, c’est cela une pensée complexe : je veux le respect du vivant du scénario de frugalité, le fonctionnement des transports en commun du scénario sobriété et puiser les solutions vertueuses des scénarios « croissance verte » et « technosolutionniste ». Il est possible de combiner toutes ces choses.

Est-il audible de prôner la nuance aujourd’hui ? N’aurait-on pas plutôt besoin d’un discours radical contre le récit dominant selon lequel toute nouvelle technologie est vouée inéluctablement à s’imposer ?
D’abord, il faut combattre une idée reçue. La « loi de Gabor », selon laquelle tout ce qui est faisable techniquement sera réalisé tôt ou tard, est fausse. L’histoire est remplie de techniques auxquelles on a renoncé, c’est même la majorité ! Pensez, ne serait-ce qu’aux inventions de Léonard de Vinci dont la majorité est restée sur le papier... Donc non seulement ce principe est faux, mais il est également nocif : il nous plonge dans un fatalisme qui ferait de la technique une chose transcendante par rapport au reste de la culture. Dennis Gabor lui-même n’a jamais cru en ce principe, qui est apocryphe : il a écrit, au contraire, qu’on ne pouvait pas prédire l’avenir, mais qu’on pouvait inventer des futurs. C’est aussi ma position : arrêtons de croire en un avenir unique et commençons à étudier les futurs divergents.
Une manière de discriminer ce qui relèverait d’une « right tech » pourrait-elle être le critère de l’échelle, de l’appropriation au niveau locale ? De nombreuses dérives de la technologie, comme la surveillance de masse et les menaces sur la vie privée, semblent liées à la taille critique des géants du numérique...
Je pense en effet que beaucoup de relocalisation est souhaitable. Mais la technologie rend aussi possible une coordination globale vertueuse, une cyberdémocratie qui est maintenant une réelle possibilité et qui serait une bonne chose. Inversement, les nuisances ne sont pas forcément le fait des entités globales : Pegasus [un logiciel espion qui a servi à l’espionnage de téléphones pour le compte de nombreux États], ce n’est pas une transnationale, c’est une petite boîte israélienne qui en est à l’origine. Et ce type de logiciel sert toujours à espionner, y compris, probablement, la plupart des responsables écologistes sur la planète.
Au-delà de l’échelle, il s’agirait donc davantage de repenser une régulation. Si l’on pouvait socialiser une partie de l’économie, voire toute l’économie et diminuer la sphère de nécessité, au sens d’André Gorz, et diminuer le poids des échanges marchands, ce serait sans doute vertueux pour la société. Mais on ne peut pas attendre une révolution marxiste pour agir, c’est pourquoi je pense que la bonne institution, efficace pour agir maintenant et à toutes les échelles, c’est l’entreprise.
On pourrait imaginer que dans chaque entreprise, une partie des représentants soit réservée aux pouvoirs publics et aux scientifiques, avec la mission de garantir l’intérêt général et l’intérêt écologique. Ce serait à adapter selon l’échelle des boîtes : dans les TPE (très petite entreprise), ce peut être la commune qui ait son mot à dire. Puis le département, l’État, voire l’ONU pour les multinationales... Ce mode de socialisation me paraîtrait pertinent puisqu’il va falloir organiser la production en gérant des paliers de décroissance et réfléchir à la répartition des richesses dans ce contexte. Mais rien ne dit qu’un tel scénario implique moins de technologies. Au contraire, on aura peut-être besoin de nos smartphones pour gérer des monnaies en partie postcapitalistes. D’une certaine manière, on est même très en retard sur ce que la technologie nous permettrait d’inventer comme futurs divergents.