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ReportageLuttes

« On se bat ou on crève ! » : près de Marseille, un « convoi de la liberté » bloque une raffinerie

Le petit groupe transporte pneus et palettes pour bloquer la route devant la raffinerie de Fos-sur-Mer, le 8 mars 2022.

Un « convoi de la liberté » a bloqué une raffinerie Esso le 8 mars à Fos-sur-Mer. Hausse du prix des carburants, passe vaccinal, contexte sanitaire... Petits patrons, soignants ou encore retraités ont exprimé leur colère.

Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), reportage

Il est 6 heures du matin et le parking du Géant Casino de Nîmes est quasiment vide. Sous les lampadaires, quelques voitures se sont regroupées. Un 4x4, un Berlingo Renault, un break, une ambulance... L’objectif du jour vient d’être dévoilé aux conducteurs : bloquer une raffinerie à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône).

L’appel est paru une semaine plus tôt, lancé « par des citoyens ayant participé au « convoi de la liberté » [le 12 février] [qui] ne souhaitent pas laisser cet élan retomber ». Le hashtag #8mars a circulé sur les réseaux sociaux : groupes Facebook, Telegram, Signal, surtout ceux créés à l’occasion du « convoi de la liberté ». Seule information donnée à l’avance : des points de ralliement dans le Gard, le Vaucluse, la Drôme, les Bouches-du-Rhône. Une organisation similaire a été mise en place dans d’autres régions. En tout, près d’une vingtaine de raffineries étaient visées dans toute la France.

Au final, uniquement deux blocages semblent avoir été effectifs mardi 8 mars : ceux du dépôt pétrolier Esso de Toulouse et de la raffinerie Esso de Fos-sur-Mer. C’est ce dernier qu’a suivi Reporterre.

Le petit groupe transporte pneus et palettes pour bloquer la route. © Marie Astier/Reporterre

« Si ça continue, dans deux mois, on ferme »

Dans le froid matinal, ça tape du pied sur le parking. Ils ne sont que huit. À chaque paire de phares qui passe naît un espoir de renfort, mais ce sont surtout des salariés matinaux. Il est décidé de partir, destination un nouveau point de ralliement sur une aire d’autoroute. Là, le groupe se grossit pour atteindre une vingtaine de membres. Le soleil s’est levé, on discute autour d’un café. Se mélangent personnes mobilisées contre les restrictions sanitaires et professionnels fortement atteints par la hausse du prix des carburants : le coût du litre de gazole dépasse largement les deux euros.

« Le gasoil, c’est une grosse partie de nos charges, explique Christophe, ambulancier. Depuis le début de l’année, je dépense 2 500 euros de carburant en plus chaque mois. Avec l’augmentation du prix des assurances et des salaires, l’entreprise ne sera bientôt plus rentable ! » Il est venu à l’appel de sa collègue Martine, qui elle est carrément venue en ambulance et en tenue de travail. « Dans le même temps, dans les marchés publics, on nous demande de tirer nos prix vers le bas », regrette-t-elle.

La raffinerie de Fos-sur-Mer. © Marie Astier/Reporterre

Stéphanie porte aussi une veste siglée du nom de sa société : Wamm Services. Ses quatre camions font du transport de véhicules. « On met 900 litres par semaine dans chaque camion, dit-elle. En deux mois on a dû dépenser 10 000 euros de carburant supplémentaire. Si ça continue comme cela, je n’ai bientôt plus de trésorerie. »

« Les petites sociétés vont couler les unes après les autres »

Autre petit patron du monde du transport, Sylvain a seize salariés. « On vend 40 % de la flotte de camions et on se bat pour ne pas avoir à licencier cinq personnes, raconte-t-il. Sur 2022, je suis déjà en négatif de 18 000 euros, alors qu’en 2021 on était en positif de 80 000. Tout augmente : le gasoil, l’autoroute, les charges sociales, le prix des camions... Si ça continue, dans deux mois, on ferme. »

Il évalue les alternatives. « Je suis le premier à demander une énergie propre, mais un camion électrique, c’est trois fois plus cher, le camion à hydrogène n’existe pas encore et celui à gaz à peine ! » Et pourquoi pas augmenter ses prix, pour faire payer le vrai coût du transport, quitte à transporter moins ? « Nos clients ne veulent pas voir augmenter les prix, répond-il. Et nous sommes soumis à une concurrence déloyale. La France est un pays de passage de camions. Un Lituanien peut faire 3 000 km avec un plein à 0,80 centimes le litre fait chez lui, et un salaire de 800 euros par mois... Les petites sociétés vont couler les unes après les autres. »

Se mobiliser est son dernier recours. Il est déjà monté à Paris avec le « convoi de la liberté », début février. « Il faut entrer en contact avec nos dirigeants pour qu’ils réalisent. Ils ne payent pas leur gasoil, ce ne sont pas eux qui font le plein, ils sont déconnectés. »

Un camping-car venu pour le blocage. © Marie Astier/Reporterre

Il demande un « moratoire sur les taxes sur le carburant ». C’est la revendication du jour. « Cela fait trois semaines que l’État s’engraisse », dénonce-t-il. Il porte deux autres revendications : fin du passe vaccinal et du protocole sanitaire pour les enfants, évolution des institutions vers plus de participation des citoyens.

Dans les demandes listées par ce groupe de sudistes du « convoi de la liberté », on trouve aussi la TVA à 0 % pour les produits de première nécessité, un prix minimum pour les produits agricoles, la non augmentation des coûts de l’énergie dans le cadre de la transition, la redistribution obligatoire d’une partie des bénéfices des entreprises aux salariés, ou encore la baisse des charges patronales. Un reflet de la diversité sociologique du groupe où l’on trouve notamment des petits patrons, des soignants, des « inactifs » (chômeurs, invalides, etc.) et des retraités.

« C’est dur de faire bouger les anciens Gilets jaunes »

C’est reparti, un nouvel arrêt juste à côté de Fos-sur-Mer permet de constater que trois semi-remorques sont aussi de la partie. L’un d’eux transporte le tracteur de Manu, éleveur laitier venu de Savoie. Lui, ce sont les mesures sanitaires pour les enfants qui l’ont retourné. Masque à l’école, vaccin... « Je ne veux plus aucune mesure pour les enfants », plaide-t-il.

Quelques instructions de prudence sont données : bouger par petits groupes de voitures pour que le convoi ne soit pas tout de suite repéré, ne pas mettre de signes distinctifs. Les cibles n’ont été dévoilées que le matin. Les leçons ont été tirées depuis le premier « convoi de la liberté ». Certains cherchent des yeux si une tête inconnue pourrait révéler un membre des « RG » (renseignements généraux). Trop tard, des voitures de police débarquent, chacun file dans sa voiture.

La raffinerie de Fos-sur-Mer. © Marie Astier/Reporterre

Sur l’horizon plat et nuageux, les cheminées des usines de Fos-sur-Mer apparaissent. Un drôle de ballet s’amorce autour des ronds-points de la zone industrielle et commerciale en attendant de prendre une décision. Que faire ? Les activistes ont le sentiment de ne pas être assez nombreux pour réussir le blocage. Des messages vocaux sont échangés sur Signal, sorte de radio permettant de coordonner les véhicules. Il est clair que la police est avertie. Beaucoup n’ont pas envie de prendre le risque d’un affrontement violent avec les forces de l’ordre. L’appel précisait d’ailleurs bien que l’action se veut « pacifiste », et ajoutait « pas d’alcool, pas de pétard ».

« C’est dur de faire bouger les anciens Gilets jaunes », regrette Morgane, venue d’Alès avec Catherine. Celle-ci, qui a activement participé au groupe de Gilets jaunes à côté de chez elle, approuve. « J’en ai appelé hier, mais ils disent que c’est perdu... Et après avoir fait Montpellier, Paris, ils ont peur [des violences policières]. » Les deux femmes se disent mobilisées, car inquiètes pour les plus jeunes. « Je me bats pour l’avenir de mes gosses », lance Morgane.

La police présente devant la raffinerie. © Marie Astier/Reporterre

Avant même le « convoi de la liberté », elle a participé à de nombreuses manifestations contre le port du masque, le passe sanitaire ou la vaccination des enfants. « On leur apprend que l’autre est un danger, je me demande dans quel monde ils vivront. » Éducatrice spécialisée travaillant avec des enfants aux problèmes sociaux ou médicaux, elle a « constaté énormément d’anxiété chez eux. Il y a une augmentation des tentatives de suicide ».

Catherine, retraitée, a deux petits enfants en bas âge. « Ils ne connaissent même pas le visage de leur maîtresse, dénonce-t-elle. Ma petite fille n’ose plus toucher les poignées de porte. » Deux autres sont adolescents. « Je me demande de quoi ils vivront ».

Justice sociale

Vers 11 heures, les tergiversations cessent. Des images du blocage du dépôt de pétrole de Toulouse ont été postées sur Facebook. « Ils sont moins nombreux, ils y sont arrivés, on y va ! » Camions et voitures sont garés dans les rues aux alentours de la raffinerie. Palettes et pneus sont déchargés, la petite troupe monte prestement une barricade au milieu de la rue. Quelques voitures de police sont garées devant l’entrée de la raffinerie, mais renoncent à réprimer dans l’immédiat. Très vite, le camp est posé : chips, biscuits, bouteilles d’eau, musique. Une soixantaine de personnes sont finalement présentes. L’atmosphère est calme, ça discute y compris avec les policiers.

Isabelle, infirmière à l’hôpital, leur explique sa situation. Elle travaillait en « secteur Covid » : « Il y a une dureté du travail, on trouvait les gens morts dans leur chambre sans avoir pu être là dans leurs derniers instants. Puis est arrivée l’obligation vaccinale, je ne voulais pas, j’ai cogité et j’ai fait un burn out. » Le « convoi de la liberté » était sa première manifestation. « Fallait que je fasse quelque chose. »

Isabelle, infirmière ayant fait « un burn out ». © Marie Astier/Reporterre

Comme beaucoup d’autres présents ici, si elle critique fortement la politique du gouvernement, elle est loin de rejeter en bloc les institutions, mais demande plus de transparence et de participation des citoyens. Certains évoquent le « RIC », référendum d’initiative citoyenne voulu par les Gilets jaunes. Catherine souhaite une « démocratie participative ».

« On se bat ou on crève ! »

La plupart iront voter à la présidentielle. Isabelle est fière d’être conseillère municipale dans son village. Pour l’élection, « je tiendrai le bureau de vote », assure-t-elle. « Il faut voter pour contrer Macron », estime Natacha. « Le moins pire, c’est La France insoumise », pense Myriam. Elle est soutenue par Marie-Jo, qui approuve dans le programme « l’allocation pour les jeunes qui font des études et la retraite à 60 ans ».

De g. à d. : Catherine, Marie-Jo et Natacha. © Marie Astier/Reporterre

Myriam explique vivre avec une pension d’invalidité de 700 euros par mois. « Cela fait trois ans qu’on crève de faim », raconte-t-elle. Ils ont été Gilets jaunes avec son compagnon Serge. « Une fois qu’on a fait les courses et le plein d’essence, on ne peut plus rien faire », assure-t-il. « On complète avec des plantes sauvages qu’on va chercher dans la nature. Je ne peux pas recevoir mes enfants à manger ou faire de cadeaux à mes petits enfants, sinon on n’a pas assez de pâtes pour finir le mois », reprend Myriam.

Katy et sa fille Mégane sont les seules à dire qu’elles n’iront pas voter, car « Macron est déjà élu ». Elles ont fait les Gilets jaunes et le « convoi de la liberté ». Mégane a refusé de se faire vacciner. Elle était serveuse, ne peut plus travailler depuis fin août. « Je survis, j’ai de l’argent de côté. Mais faut faire attention à tout : ne pas faire un aller-retour pour rien. » « On mange moins de viande et de fromage », renchérit Katy, évoquant à la fois économies et écologie. « On boycotte Amazon et les supermarchés, on ne va que dans les “shops” de producteurs », ajoute Mégane. Elles demandent surtout plus de justice sociale : « Ce serait bien que les riches payent des impôts ! »

Les CRS démontent la barricade. © Marie Astier/Reporterre

Sur le parking devant la raffinerie, les camions-citernes s’alignent. Ils sont vides, reviennent de livraison. Les militants sont arrivés trop tard pour les empêcher de sortir. Vers 12 h 30, cinq camions de CRS arrivent finalement en renfort. Les bloqueurs n’opposent pas de résistance, les laissent enlever palettes et pneus puis reculent lentement face aux boucliers. En trente minutes, l’affaire est pliée.

Dans l’après-midi, après un déjeuner de sandwiches et une réunion improvisée sur un parking, une bonne partie du groupe décide de bloquer à nouveau la raffinerie. Ils repartent pour quelques heures, malgré la fatigue d’un lever à 5 heures du matin et des heures de piétinement dans le froid. « On est sur le fil : on se bat ou on crève ! » s’exclame Myriam.


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