Paysans, artisans : ils se battent pour une activité qui respecte les sans-papiers

L’association A4 se fixe une mission « de formation, d’accès au travail et d’accompagnement administratif de personnes avec ou sans papiers, dans les domaines de l’agriculture et de l’artisanat». - © A4
L’association A4 se fixe une mission « de formation, d’accès au travail et d’accompagnement administratif de personnes avec ou sans papiers, dans les domaines de l’agriculture et de l’artisanat». - © A4
Durée de lecture : 5 minutes
En France, l’association A4 aide des personnes migrantes à être régularisées en les accompagnant vers une activité agricole ou artisanale. Une démarche à rebours de l’immigration utilitariste prônée par le gouvernement.
Saint-Contest (Calvados), reportage
« Le but n’est pas de forcer l’installation, seulement d’ouvrir des portes », dit Habib, membre fondateur et salarié de l’association d’accueil en agriculture et artisanat (A4). Depuis 2022, l’organisation aide les personnes migrantes à être régularisées en les accompagnant dans le développement d’une activité agricole ou artisanale décente. Le tout en préservant les terres agricoles au profit de la paysannerie. Du 9 au 14 octobre, ses membres étaient réunis à La Demeurée, un lieu de création à Saint-Contest près de Caen (Calvados), pour faire le point sur une année et demie d’activité intense.
L’association gère depuis mai 2023 une ancienne serre industrielle de 3 000 mètres carrés à Lannion (Côtes-d’Armor), mise à disposition par un agriculteur retraité. Omar [*], originaire du Soudan, Marie [*], Congolaise, et Uma Marka [*], venue d’Amérique du Sud, ont pu y lancer des expérimentations pour la culture de plantes exotiques et tropicales : cacahuètes, gingembre, pastèques, melons, ananas, dattes, etc. Mais l’avenir de cette ferme reste incertain, alors qu’un nouveau Plan local d’urbanisme est prévu pour 2025.
« Soit la mairie décide de rendre la parcelle constructible et les serres seront détruites ; soit la parcelle reste agricole et d’autres perspectives peuvent s’ouvrir pour ce lieu », explique Marie. Pour éviter l’artificialisation de ces terres, l’association travaille sur d’autres projets : un fournil mobile pour vendre du pain et organiser des ateliers sur le levain, un atelier de réparation de vélos, un lieu de rencontre pour les associations et collectifs locaux. Reste à savoir si cela suffira à faire pencher la balance. « C’est le même problème dans toute la Bretagne : les terres se vendent à des prix affolants », soupire Tarik, membre fondateur d’A4.

Outre Lannion, d’autres lieux ont été prospectés dans le Limousin, en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, dans les départements de l’Isère et de la Drôme et à Saint-Affrique, dans l’Aveyron. Un sixième « voyage-enquête » est prévu en Ariège en 2024. L’objectif est de « faire émerger un réseau de fermes et d’artisans complices » qui pourraient accueillir et embaucher les exilés dans de bonnes conditions, dit Gaël Louesdon, membre du collectif Reprise de terres, qui conseille A4 dans sa recherche de foncier agricole.
« Seuls les travailleurs connaissent leurs conditions »
Au-delà, ces voyages sont des moments de « découverte des luttes en milieu agricole », insiste Marie. Logique, alors que l’idée de l’association est née dans le cadre des rencontres Reprise de terres, au printemps 2021 sur la zad de Notre-Dame-des-Landes.
Cette démarche s’inspire des premières enquêtes ouvrières des XIXᵉ et XXᵉ siècles, basées sur des questionnaires remplis par les ouvriers eux-mêmes. Ces enquêtes visaient à améliorer les conditions de travail en dénonçant le capitalisme, le productivisme et l’exploitation ouvrière. « Seuls les travailleurs connaissent leurs conditions. Et quand on mène une enquête sur ses conditions de vie, on les transforme », explique Paul, membre de l’association et du collectif d’enquêtes militantes Strike.

En parallèle, l’association travaille sur un guide juridique à destination des personnes migrantes et des artisans et agriculteurs qui souhaitent les aider. Ce gros projet devait occuper une bonne partie de la réunion de l’association à Caen.
Savoir-faire et aspirations
L’objectif est double. D’une part, lutter contre l’accaparement des terres agricoles par l’agro-industrie, qui mobilise « la violence mais aussi les outils juridiques et le droit existants », selon Gaël Louesdon. Mais aussi respecter les savoir-faire et les aspirations des personnes exilées, à l’heure où le gouvernement favorise une « optique utilitariste » de l’immigration, dit Élise Costé, juriste spécialisée en droit des étrangers et salariée de l’antenne caennaise de l’association de solidarité pour tous les immigrés (Asti).
De fait, dans le projet de loi asile et immigration, dont l’examen commence ce lundi 6 novembre au Sénat, l’exécutif veut permettre aux travailleurs sans-papiers présents sur le territoire depuis trois ans d’obtenir un titre de séjour « métiers en tension » valide un an — une proposition rejetée avec vigueur par la droite et l’extrême droite.

Cette dérive alimente, selon A4, des scandales d’embauche de travailleurs sans-papiers dans des conditions indignes. « Il faut casser la tentation de l’agro-industrie d’exploiter des gens », dit Tarik, qui évoque les entreprises bretonnes Aviland et Prestavic, respectivement poursuivies et condamnées pour traite d’êtres humains — en l’occurrence, de dizaines de travailleurs migrants sans-papiers.
Pour toutes ses actions, l’association cultive l’entraide et prône une organisation « d’égal à égal », sans distinction entre les aidants et les aidés. Parmi le noyau dur des dix membres les plus actifs d’A4, certains sont passés d’un statut à l’autre, comme Awad, garagiste à Paris devenu chauffeur pour les voyages-enquêtes, Amine, qui développe un projet d’agriculture et de vie en collectif avec des amis, ou encore Habib, soudeur spécialisé dans les fours à pain qui aspire à devenir écrivain. Une approche réparatrice pour des membres souvent éprouvés par leurs expériences passées. « Ça soigne les blessures, sourit Habib. Si ça continue comme ça, on peut changer le monde ! »