Penser le temps long : voilà ce qui manque cruellement à nos dirigeants

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Culture et idéesNombre de sujets vitaux — tels que la vulnérabilité alimentaire — mériteraient d’être mis en lumière sans devoir attendre la survenue d’une crise sanitaire. « La France manque cruellement d’une entité ambitieuse dédiée à la prospective et à l’anticipation », selon l’auteur de cette tribune.
Clément Jeanneau est consultant indépendant, auteur du site Signaux faibles et de l’infolettre Nourritures terrestres.
« Faut-il dimensionner les services, notamment ceux de réanimation, en fonction d’une crise qui survient une fois par siècle ? Je ne le crois pas. » Voilà ce que répondait Jean Castex au journal Ouest France début février lorsqu’on lui demandait s’il fallait augmenter le nombre de lits en réanimation.
Cette réponse laisse pantois. À en croire le Premier ministre, le risque que des pandémies surgissent à nouveau serait donc trop infime pour modifier les orientations déjà décidées pour l’hôpital public. N’a-t-on donc rien appris du Covid ? La notion de zoonose [1] sonnerait-elle donc trop « amish » aux oreilles de l’exécutif ?
Les chercheurs spécialisés en épidémiologie et en écologie ne cessent pourtant d’insister sur le risque de nouvelles pandémies. « Le monde que nous laisserons à nos enfants et petits-enfants sera affecté par de nouvelles pandémies : c’est malheureusement déjà sûr », écrivaient par exemple l’an dernier deux spécialistes dans The Conversation. Nous risquons de subir à l’avenir « des monstres autrement plus violents que ce coronavirus », alerte même Jean-François Guégan, directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae, anciennement l’Institut national de la recherche agronomique).
Il faut créer une structure indépendante capable d’éclairer les politiques dans leurs décisions relevant du temps long
Dans son allocution d’avril 2020, où il avait parlé de se « réinventer », Emmanuel Macron avait promis de « bâtir une stratégie où nous retrouverons le temps long ». C’était il y a bientôt un an. Il est vrai que les mêmes mots avaient été employés par le même homme en 2016 dans son discours de la Mutualité, ainsi qu’en 2015 quand il était ministre de l’Économie. C’était il y a six ans.
Aujourd’hui, il est clair que les belles promesses en matière de long terme ne peuvent plus suffire. La France semble cruellement manquer d’une entité ambitieuse dédiée à la prospective et à l’anticipation, capable d’éclairer les responsables politiques dans leurs décisions relevant du temps long, agissant aussi bien auprès de l’exécutif, du Parlement que d’une éventuelle « chambre des citoyens ».
Cette structure ne se substituerait pas aux entités travaillant déjà sur la prospective de manière éclatée (centre d’analyse du Quai d’Orsay, Cerema, etc.) : son rôle serait d’abord de rassembler les nombreux travaux réalisés dans des domaines très divers, qui ne demandent qu’à être mis en lumière, exploités, et croisés avec d’autres pour surmonter la tendance à penser en silos.
Pour être crédible, il lui faudrait être suffisamment indépendante pour pouvoir alerter sur les insuffisances ou incohérences des politiques publiques face aux enjeux de demain et d’après-demain, comme c’est le cas avec cette déclaration de Jean Castex. Idéalement, celui ou celle à sa tête aurait prouvé au préalable, par exemple par le biais d’auditions, sa culture générale sur les grands sujets d’avenir, et notamment sa compréhension fine des enjeux écologiques et technologiques.
La vulnérabilité alimentaire, un sujet jusqu’ici globalement ignoré des responsables politiques
France Stratégie, dont les missions sont trop vastes (« évaluer, anticiper, débattre, proposer ») et qui n’a plus l’écoute nécessaire, ne joue aujourd’hui pas ce rôle. Quant au Haut-commissariat au Plan, il n’a produit que deux notes modestes et extrêmement discrètes depuis son instauration en septembre dernier. Et le flou qui persiste à son égard ne permet pas d’être confiant sur sa capacité à répondre aux besoins susmentionnés.
C’est une toute autre ambition qu’il faudrait accorder à la prospective. Les thèmes à explorer et à mettre en valeur sont légion. Ainsi, en matière de vulnérabilité alimentaire, un grand rapport publié il y a un an par l’association des Greniers d’abondance soulignait l’extrême faiblesse des réponses aux menaces pesant sur le système alimentaire français pour les années et décennies à venir. Mis sur le devant de la scène par la crise sanitaire déclenchée par le Covid, ce sujet jusqu’ici globalement ignoré des responsables politiques reste encore peu traité. Surtout, bien d’autres sujets vitaux comme celui-ci mériteraient d’être mis en lumière sans devoir attendre la survenue de prochaines crises.
À l’inverse, certains questionnements prospectifs sont parfois montés en épingle et monopolisent l’attention de façon disproportionnée. En la matière, la crainte, largement exagérée, d’une intelligence artificielle « forte » capable de surpasser l’intelligence humaine fait figure d’exemple emblématique. Il faudrait ressortir les essais et articles déversés entre 2016 et 2019 pour mesurer le délire qui s’est alors emparé d’une partie des commentateurs, qui ne se sont pas rendus compte qu’ils faisaient surtout ainsi le jeu des géants technologiques.
En parasitant le débat public, ce type de questionnements, poussé par des futurologues comme l’historien et philosophe Yuval Noah Harari ou l’essayiste étasunien Jeremy Rifkin, empêche les décideurs de se pencher sérieusement sur les défis prioritaires de demain. Quand vient ensuite la bise, nous voilà forts dépourvus. Pourtant, l’anticipation est bel et bien parfois possible : comme le penseur Nassim Nicholas Taleb l’a fait remarquer, le Covid n’était pas un « cygne noir ». La seule question était de savoir quand une pandémie allait se produire.
Soyons clairs : une entité dédiée à la prospective et à l’anticipation n’est certainement pas la baguette magique pour résoudre le manque de prise en compte du temps long, puisque celui-ci touche notamment au fonctionnement de nos institutions démocratiques et implique de repenser un certain rapport aux risques et à l’incertitude – ce qui ne peut se faire en appuyant sur un bouton.
Elle peut être, en revanche, un élément d’une stratégie plus globale, tout autant qu’aider à penser différemment, à bousculer des certitudes, à « confronter des regards disciplinaires différents et parfois contradictoires », pour citer Henri Bergeron, du Centre de sociologie des organisations.
Une chose est sûre : quelle que soit la forme choisie, il est grand temps de réhabiliter la prospective et de ne plus se contenter de belles paroles en la matière. Puisse la déclaration récente de Jean Castex sur les pandémies servir de piqûre de rappel.