« Politis » : « Les médias indépendants sont fragiles, soutenez-nous »

Montage de Une de Politis. - © E.B / Reporterre
Montage de Une de Politis. - © E.B / Reporterre
Durée de lecture : 7 minutes
Libertés MédiasLes caisses du journal de gauche Politis, âgé de 33 ans, sont quasi vides. Sans soutien, il risque de disparaître. Or, face à la concentration des médias aux mains de quelques milliardaires, « il y a urgence à renforcer l’écosystème de la presse indépendante », soutient sa directrice Agnès Rousseaux.
Agnès Rousseaux dirige l’hebdomadaire Politis. Ce journal imprimé indépendant fait entendre depuis 1988 une voix de gauche au carrefour des problématiques sociales, écologiques et démocratiques.
— -
Reporterre — Vous venez de lancer une campagne de don pour « sauver Politis » et récolter 500 000 euros, que vous arrive-t-il ?
Agnès Rousseaux — Faire vivre un média indépendant n’est pas simple. Ces médias ont souvent une économie fragile. La presse imprimée a aussi des difficultés structurelles. Politis n’y échappe pas. Notre hebdomadaire s’en était plutôt bien sorti mais l’année 2021 a été très compliquée. Le prix du papier a augmenté de plus de 40 %. Notre présence dans les kiosques nous coûtait 100 000 euros par an ! De nombreux événements ont été annulés du fait de la crise sanitaire et les aides à la presse que nous avons perçues cette année ont aussi diminué de 15 %. À cela s’est ajoutée une érosion du nombre de nos abonnés. Aujourd’hui, la situation est critique, nous n’avons plus que quelques mois de trésorerie. Heureusement, depuis septembre, nous avons de plus en plus de lecteurs mais ce n’est pas encore suffisant pour revenir à l’équilibre. C’est pourquoi notre appel est vital. S’il n’y a pas de mobilisation massive et rapide de la part de nos soutiens, Politis va disparaître.
Avec cette somme, comptez-vous lancer de nouveaux projets éditoriaux ?
Oui, bien sûr. Politis a 33 ans et ce n’est pas la première fois que notre journal entame sa mue. Nous voulons être en adéquation avec les évolutions de la société. D’ici le printemps 2022, nous allons lancer une nouvelle formule et un nouveau site internet. Nous voulons rester un hebdomadaire imprimé, mais nous souhaitons réinterroger notre manière de couvrir l’actualité. On a l’impression de toujours lui courir après et ne jamais la rattraper, l’info s’évanouit… On aimerait consacrer plus de temps aux sujets de fond et lancer davantage d’enquêtes au long cours. Pour engager ces transformations, nous avons besoin de temps et de stabilité, c’est le but de cette campagne de dons.
En parallèle, nous assistons à une concentration inédite des médias et à une emprise de plus en plus forte de certains milliardaires sur la presse...
C’est très inquiétant, une dizaine de milliardaires possèdent la majorité de la presse française. 90 % des quotidiens nationaux publiés chaque jour en France sont entre leurs mains. La moitié de l’audience à la radio et à la télévision provient également de médias qui leur appartiennent. C’est vraiment problématique. Les risques de conflits d’intérêt et d’ingérence éditoriale sont très importants avec ces entrepreneurs qui se sont enrichis dans l’armement [1], la téléphonie [2] ou le luxe [3]. Cela nourrit aussi la défiance des citoyens.
« Il est indispensable de contre attaquer »
D’autant plus que la concentration s’accélère. Vincent Bolloré veut structurer un pôle réactionnaire, avec la prise de contrôle de médias comme CNews, Europe 1, Paris Match et Le Journal du dimanche. Il a aussi pris en main une grande partie du monde de l’édition. C’est une déclaration de guerre politique et idéologique. On n’a jamais vu, dans l’histoire, un groupe de médias se constituer aussi vite, avec une visée politique aussi assumée. Vincent Bolloré roule pour Éric Zemmour et ses idées d’extrême droite. C’est même plus pernicieux : il transforme la vision de ce qu’est le journalisme. Ce n’est plus du journalisme mais du commentaire ou du débat d’opinion, sur des plateaux TV où des vérités toutes faites sont assenées sans réel débat contradictoire. Il est indispensable de contre-attaquer.
Quel rôle peuvent jouer les médias indépendants ?
Le développement des médias indépendants est une garantie du pluralisme et de la transparence. Il y a une vraie dynamique, une vraie vitalité. Les nombreuses créations de médias aujourd’hui en témoignent. Le Spiil [Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne, auquel Reporterre adhère] réunit plus de 230 médias indépendants. Mais leur modèle économique est souvent fragile. Pour faire front commun, nous avons besoin de nous structurer davantage, il y a urgence à renforcer l’écosystème de la presse indépendante, pour faire entendre la pluralité de nos voix, notre diversité, notre richesse.
Comment y arriver ? Comment renforcer cet « écosystème » ?
Le nerf de la guerre, c’est l’argent. De grands chantiers doivent être engagés dans la distribution des aides à la presse. Il n’est pas normal qu’elles aillent aux grands groupes et à une poignée de gros bénéficiaires. Neuf groupes de presse reçoivent à eux seuls 61 % des aides directes à la presse, d’après le pointage effectué par le Spiil. Le groupe Les Échos — Le Parisien qui est la propriété de LVMH, le groupe du milliardaire Bernard Arnault, a en 2019 reçu 24 % de ces aides. La répartition est extrêmement inéquitable, elle favorise la concentration, ne favorise pas l’innovation. Les médias adossés à des milliardaires qui renflouent les caisses n’ont pas à être prioritaires.

Le développement des médias indépendants ne se fera pas non plus sans avancées législatives. Il faut mettre fin au secret des affaires et aux procédures bâillons pour protéger le travail et garantir la sécurité des médias qui enquêtent et qui font un travail d’investigation. Il y a beaucoup de choses à inventer. Reporters sans frontières propose de créer un délit de trafic d’influence, pour garantir l’indépendance des rédactions et empêcher que les propriétaires ne puissent intervenir de manière intempestive dans les choix éditoriaux de leurs médias. Il faudrait également un renforcement des lois anti-concentration.
Ne faudrait-il pas aussi renforcer les alliances et la synergie entre médias indépendants ?
Tout à fait, c’est indispensable. Si nous voulons avoir plus d’impact et peser davantage, il va falloir renforcer ces dynamiques collectives. Cela peut prendre différentes formes : un travail éditorial avec des collaborations entre différents médias mais aussi des projets plus structurants comme le projet de création d’une Maison des médias libres, à Paris. On porte cette idée depuis plusieurs années. Ce lieu nous permettrait d’avoir des infrastructures en commun, de mutualiser des coûts et des fonctions supports. L’initiative lancée par Mediapart avec le Fonds pour la presse libre est également intéressante, l’idée est de donner un coup de pouce financier à la création, au développement ou à la consolidation de médias indépendants. La bataille à mener nous dépasse, elle va au-delà de nos propres médias. Nous ne sommes pas là pour nous faire concurrence, nous ne souhaitons pas défendre un titre, une marque ou un positionnement. Nous ne gagnerons pas ces batailles seuls, mais avec nos lecteurs, nos soutiens et nos abonnés, engagés dans ce combat pour le pluralisme de la presse et la démocratie.