Pour résister à la « tempête néolibérale », des écologistes ouvrent des squats

Depuis le 17 septembre 2020, une dizaine de militants écologistes occupent l’ancienne bourse d’affrètement de Saint-Mammès, en Seine-et-Marne. L’édifice, laissé à l’abandon, est réhabilité par les activistes, qui en font une maison de l’écologie et des résistances (MER). Mais les élus de la ville ne l’entendent pas de cette oreille...
- Saint-Mammès (Seine-et-Marne), reportage
Peut-on agir pour l’écologie et un monde meilleur en ouvrant des squats ? C’est la conviction des membres et des sympathisants du mouvement Extinction Rebellion. Depuis le début de l’année, ils réquisitionnent et réhabilitent des lieux publics laissés à l’abandon. En janvier, ils ont squatté un ancien centre de rééducation à Cenon (Gironde), pour en faire une base arrière militante et un lieu d’expérimentation écologique. En octobre, ils ont investi un bâtiment dans le nord de Montpellier, afin d’empêcher les débuts d’un chantier routier d’envergure.
Depuis le 17 septembre, une dizaine d’entre eux, âgés de vingt à trente-cinq ans, squattent une ancienne bourse d’affrètement à Saint-Mammès — 3.000 habitants — en Seine-et-Marne. Les écologistes ont découvert la bâtisse par hasard, cet été, en se promenant sur l’EuroVélo 3, une véloroute longue de 5.300 kilomètres qui relie Trondheim (Norvège) à Saint-Jacques-de-Compostelle (Espagne). Le long de la rivière du Loing, ils ont aperçu cet édifice en pierre, qui servait à organiser les opérations de transport fluvial de marchandises.

Mais il y a bien longtemps que le staccato des ordres, qui fusaient entre les murs de la bourse, ne résonne plus. En France, le tonnage des cargaisons ne valse plus en cadence sur les fleuves, les gouvernements successifs ayant sacrifié ce mode de transport au profit des camions et des autoroutes. Depuis une vingtaine d’années, la bourse d’affrètement était donc en sommeil et, depuis quatre ans, elle n’était plus du tout entretenue.
Les activistes y ont vu un endroit propice pour devenir une nouvelle « Maison de l’écologie et des résistance » (MER), une dénomination utilisée par Extinction Rebellion pour qualifier « un squat dédié à l’expérimentation de pratiques écologiques, un lieu de culture, de solidarité et d’organisation militante, autogéré par ses usagers et ses habitants », précise Damien, membre du mouvement.
Le jeudi 17 septembre, un groupe d’activiste a pénétré dans l’édifice et a commencé à s’y installer. Deux jours plus tard, à l’occasion des journées européennes du patrimoine, ils ont ouvert les portes en grand et ont invité les Mammésiens à (re)découvrir ce vestige de l’histoire de leur ville, dont le développement est étroitement liée à l’essor de la batellerie. « Les gens étaient curieux de savoir ce qu’on voulait en faire. D’anciens mariniers ont passé le pas de la porte. Certains avaient les larmes aux yeux, n’y avaient pas mis les pieds depuis longtemps et nous ont raconté des anecdotes », se remémore Luke, l’un des squatteurs.

Alain, 73 ans, est l’un de ces anciens mariniers. Né à Saint-Mammès, il habite dans une péniche voisine. « J’étais très heureux de voir qu’enfin, un peu de vie allait être réinsufflée dans la bourse. Ça me peinait de la voir partir en ruine », témoigne le vieil homme. « J’ai expliqué à ces jeunes gens à quoi servait cet endroit, car j’y ai travaillé », poursuit-il. Alain dit avoir découvert, « en retour, des jeunes gens malins, qui se battent pour créer du lien social et poser les bases d’une société plus respectueuse de l’environnement. Je leur ai dit qu’il fallait lutter pour le retour du fret fluvial, parce que les routes sont engorgées et polluent. »
D’autres voisins, contents de voir la bourse de nouveau occupée, ont apporté du mobilier et des vivres. « Depuis que je vis ici, j’ai toujours vu cette bâtisse fermée, avec des fenêtres cassées et entourée d’herbes hautes, raconte Nadia, l’une d’elle. Mes enfants l’appelaient “la maison hantée”. » Quand les activistes sont arrivés, elle a trouvé ça « chouette » : « On est tous pris dans notre quotidien, on court, on travaille, on est parents… Au fond, on n’a pas le temps d’interroger notre mode de vie. Eux nous proposent un pas de côté, nous montrent qu’on peut vivre autrement. En ce moment, des lignes bougent, il faut être force de proposition. »
« Malheureusement, on a vite déchanté : dès que la mairie a été alertée de notre présence, ça a dégénéré », raconte Gwen, un des squatteurs. Le maire de Saint-Mammès a prévenu les forces de l’ordre. Venus constater l’occupation, les agents de police n’ont pas pu déloger les squatteurs, le délai de flagrance de 48 heures étant échu. Mais, après quatre jours d’occupation, les militants ont reçu la visite d’une trentaine d’habitants, d’élus et d’anciens bateliers, qui les ont sommés de partir, fixant un ultimatum. Les activistes n’ont pas décampé. Certains Mammésiens ont alors tenté de les expulser eux-mêmes.

« Heureusement que les jeunes ont gardé leur sang-froid et ont su faire descendre la tension, sinon cette histoire aurait pu se terminer très mal », dit Nadia, qui a assisté à certaines de ces scènes, et a tenté de faire « de la médiation ». « Ça a dégénéré, les mariniers sont rentrés, ont commencé à les virer des chambres, à foutre leurs affaires en l’air… » raconte le maire de Saint-Mammès, Joël Surier, joint par téléphone par Reporterre. « Les mariniers, ils ne rigolent pas, s’est esclaffé l’édile au bout du fil. On ne peut pas dire que les mariniers utilisent la violence, mais ils n’utilisent pas la tendresse non plus. Heureusement que j’ai calmé les choses, sinon y a longtemps que certains se seraient retrouvés dans le Loing ! »
« Ce bâtiment se dégradait, et nous voulons l’assainir pour que les habitants puissent se le réapproprier »
L’édile a-t-il « calmé les choses », comme il l’affirme ? Reporterre a en tout cas découvert plusieurs messages menaçants postés sur Facebook par un autre élu de la ville. « Je pense que nous devons aller expliquer à ces squatteurs qu’ils ont fait un mauvais choix et leur suggérer de quitter les lieux », a écrit le conseiller municipal délégué à la batellerie, Pascal Malbrunot, le 21 septembre. Dans un autre message, celui-ci ajoute :
Dans le cas qui nous intéresse, on est en présence de jeunes trou (sic) du cul qui ont encore le lait de maman qui coule à la commissure des lèvres donc on ne va pas y passer l’hiver : Traction auriculaire et coup de pompe dans le col devraient suffire ! [...] J’espère qu’on en viendra pas aux mains mais on ne va pas non plus leur payer le taxi pour aller à la gare »
Les activistes ont mis en demeure l’élu de cesser de poster des messages « appelant à commettre à l’encontre des occupants des atteintes volontaires à leur intégrité physique ». S’il admet que « Pascal Malbrunot est virulent », le maire, Joël Surier, s’emporte : « Nous n’allions quand même pas nous laisser déposséder de notre patrimoine sans rien dire ! Ces squatteurs sont arrivés en se croyant en pays conquis, sauf qu’ils sont tombés sur un village de Gaulois. » « Nous comprenons que certaines personnes se soient senties volées de leur patrimoine, et nous ne faisons pas fi de ce passé, rétorquent les squatteurs. Mais ce bâtiment se dégradait, et nous voulons l’assainir pour que les habitants de Saint-Mammès puissent se le réapproprier. C’est gagnant-gagnant ! »
Joël Surier a affirmé à Reporterre avoir un projet de réhabilitation pour le site, qui appartenait à Voies navigables de France (VNF) jusqu’en décembre 2019 et dont le service des Domaines de l’État (DDFiP 77) s’occupe désormais de la cession. « Nous voulons le racheter pour en faire un lieu économique, une aire de jeu pour enfants, un centre culturel, un musée de la batellerie, des jardins partagés, et un lieu d’étape pour les cyclistes, affirme l’édile. Nous n’avons pas attendus ces “zozos” extrémistes — soit disant écologistes — pour avoir des idées. Malheureusement, nous ne sommes pas encore propriétaires, ces démarches prennent du temps. » Le service des Domaines de l’État a fait une proposition de prix à la mairie, mi-octobre. C’est désormais au tour de la mairie de faire une contre-proposition étayée. Joël Surier juge le prix « trop important » et espère obtenir la bourse d’affrètement « pour un euro symbolique ».

« Le projet de la mairie n’est pas incompatible avec le nôtre, estiment les squatteurs, qui se sont rendus au dernier conseil municipal. Politiquement, ça nous pose problème de voir ces lieux à l’abandon. On n’est pas opposés au projet de la mairie, mais on veut simplement qu’il s’y passe des choses en attendant que le projet municipal aboutisse. » Pour le maire de Saint-Mammès, « c’est hors de question qu’ils restent. Qu’ils s’occupent de leurs affaires ! Ces gens fonctionnent sur la désobéissance civile. Moi, c’est tout le contraire, moi, je prône l’obéissance, le respect de la loi. »
Voies navigables de France (VNF), encore gestionnaire de la bourse d’affrètement, a déposé plainte fin septembre pour obtenir une ordonnance d’expulsion des squatteurs. L’audience civile devant le tribunal judiciaire de Fontainebleau, qui devait statuer vendredi 27 novembre, a été renvoyée à une date ultérieure.
« En attendant le procès, nous réhabilitons la bourse bénévolement, afin de pouvoir l’ouvrir aux associations », explique Lou, habitante du lieu. Lou, Circé, Damien, Gwen et leurs camarades choient les murs et les plafonds, qui étaient moisis. Les squatteurs ont enlevé la tapisserie, poncent et peignent. À force d’appliquer leurs rouleaux de haut en bas, leurs tenues de chantier sont mouchetées de peinture blanche. Des filets d’air traversent les pièces : les fenêtres cassées ont été rafistolées, mais pas encore remplacées. « Ça ne saurait tarder », assure Damien. Dans les salles d’eau, il a fallu se coller aux travaux de plomberie pour rattraper un dégât des eaux. Au dernier étage, le plancher couvert de fientes d’oiseaux a été nettoyé. « Pas une mince affaire », sourit Gwen.

Avant le confinement, les activistes ont aménagé un espace de gratuiterie dans une dépendance, « où les gens qui le souhaitent peuvent déposer des vêtements, des casseroles, de la vaisselle, du mobilier, des livres, de l’électroménager, et prendre ce dont ils ont besoin », explique Luke, qui évoque « la nécessité de s’extraire de la sphère marchande ». La bourse a accueilli deux moutons, qui paissent gaiement sur un terrain d’un hectare, où sont enracinés de grands arbres. Les squatteurs ont aussi organisé, quand c’était encore possible, des ateliers d’autoréparation de vélos, des apéros-rencontre, des concerts, avec crêpes et cafés offerts.
« Dans l’idéal, on aimerait rester plusieurs mois, le temps de commencer des jardins partagés, d’organiser des conférences-débats, des formations, des ateliers zéro déchet, des concerts pour que les habitants se réapproprient ce lieu », dit Circé, qui n’est pas membre d’Extinction Rebellion. « Dans une ville où les lieux de socialisation étaient restreints, ça ferait beaucoup de bien », abonde Nadia, la voisine. Luke, lui, estime qu’« il y a aussi tout intérêt à faire de l’activisme dans le coin puisqu’à dix kilomètres de là l’entreprise BridgeOil souhaite forer dix nouveaux puits pétroliers »
Damien, qui a également vécu à la Maison de l’écologie et des résistances de Cénon, espère que les réquisitions populaires de lieux abandonnés vont se multiplier :
Face à la tempête néolibérale et à la sphère économique partout présente, nous devons gagner des espaces de rencontre, de réflexion, pour lancer des dynamiques d’action. »
Pour Lou, « l’enjeu est aussi de tisser un réseau de plus en plus dense d’îlots de résistance et de solidarité, de regagner en autonomie pour arrêter d’avoir à compter en permanence sur les pouvoirs publics ».