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Luttes

Paquets de sucre ouverts, pneus dégonflés… les écolos s’interrogent sur les « petits » sabotages

Le nouveau collectif La Ronce propose des actions de sabotages individuelles coordonnées face à la « destruction du vivant ». Si cette stratégie de lutte ne fait pas l’unanimité chez les écologistes, elle y rencontre une assez large compréhension.

Ils ont débouché des paquets de sucre pour dénoncer la réautorisation des pesticides néonicotinoïdes. Depuis quelques semaines, le jeune collectif La Ronce fait parler de lui grâce à des actions contre l’industrie sucrière. Dans leur manifeste, publié début octobre sur Reporterre, ils parlent de « gestes simples et peu risqués », ou encore « d’actions décentralisées, simultanées, pertinentes, faciles » pour défendre « le vivant ».

Les voitures SUV, les bouteilles de cola, ou encore les stations Total : voici les futures cibles de leurs opérations de sabotage. Leur premier objectif, en phase avec l’actualité : l’industrie du sucre, responsable selon eux de la réintroduction des néonicotinoïdes pour les cultures de betteraves, menacées par le virus de la jaunisse. La Ronce assure qu’en une semaine, 55.000 paquets de sucre auraient été dégradés par près de 2.000 « épines », le nom donné à leurs sympathisants. Reporterre en a rencontré une dans un café parisien.

« Soit tu fermes les yeux derrière les infos, soit tu agis »

Éric [*], la petite trentaine, travaille comme journaliste reporter d’images. Il est engagé dans divers collectifs de désobéissance civile depuis plusieurs années et s’est lancé dans le sabotage après avoir tout essayé. « Impossible aujourd’hui de rester passif. Soit tu fermes les yeux derrière les infos, soit tu agis. Il est vrai que tout a déjà été fait, mais aujourd’hui, on relance un nouveau cycle d’action qu’on met en valeur grâce aux réseaux sociaux. » 

La Ronce est en effet particulièrement douée en matière de mise en récit (storytelling), notamment sur Instagram où elle compte 23.700 abonnés. Impossible toutefois de connaître le nombre total de ses « épines ». « C’est un peu comme les Anonymous, on pense qu’ils sont des centaines, alors qu’ils ne sont peut-être qu’une poignée. Il y a un certain mystère savamment entretenu, qui fait partie de ce qu’on peut appeler du marketing. Car aujourd’hui, au-delà de la masse, c’est la visibilité qui compte », poursuit Éric.

Le collectif La Ronce revendique près de 35.000 bouchons détachés, soit tout autant de paquets de sucre dégradés.

Bien entendu, ce n’est pas la première fois que le mouvement écolo expérimente le sabotage. On pense bien sûr aux antinucléaire, aux actions d’Earth Liberation Front, aux Faucheurs d’OGM, aux militants de Notre-Dame-des-Landes ou de Bure. Mais La Ronce profite d’une période propice, alors que toute une nouvelle génération de jeunes militants se lasse de tourner en rond dans les marches pour le climat, frustrée par l’inaction et les mensonges de la classe politique. « La Ronce remet la question du sabotage au goût du jour dans le milieu écologiste. Cette pratique tarde à faire son bout de chemin et bien que, pour l’instant, les dégradations commises soient assez légères, elles pourraient avoir un effet boule de neige », espère le collectif Désobéissance écolo Paris.

Chez Greenpeace France, les appels au sabotage individuel ne sont pas vraiment dans les gènes. Mais Jean-François Julliard, son directeur général, ne veut pas désapprouver les actions de La Ronce. « Depuis quelques années, de plus en plus de groupes se constituent autour des questions environnementales et climatiques. Plus on est nombreux à s’emparer du sujet, plus on a de chance d’être collectivement entendus. » Un point de vue partagé par Éric, notre « épine ». « Pointer du doigt le sujet est déjà une victoire en soi. Regardez L214, ils ont permis de lancer le débat autour de la cause animale. »

« Il faut chercher le systémique et pas l’individuel »

L’association de défense des animaux estime justement que La Ronce poursuit un but similaire au sien : celui de mettre en lumière les attentes sociétales des citoyens. « Le débat est souvent tronqué : ce sont les intérêts privés des grosses entreprises qui mènent la danse et qui ont l’oreille des politiques », estime Brigitte Gothière, cofondatrice de L124. Elle rappelle d’ailleurs que le milieu agricole est coutumier des actions de sabotage ; le démontage du McDonald’s de Millau par la Confédération paysanne en 1999 ; celui de la ferme-usine des mille vaches en 2014. Les agriculteurs expriment régulièrement leur colère avec des dégradations, qui se comptent parfois en milliers d’euros. Brigitte Gothière met cependant en garde le collectif La Ronce. « On peut entendre la rage face au manque de courage politique et le désarroi qui mène à faire ces actions. Mais il faut être vigilant et ne pas se tromper de cible : il faut chercher le systémique et pas l’individuel. »

Chez Extinction Rebellion, qui a déjà revendiqué des actions de sabotage des trottinettes électriques, La Ronce ne fait pas consensus. L’action de la branche bordelaise de XR, qui avait dégonflé des pneus de SUV en octobre dernier, a d’ailleurs fait débat.

« Je parle en mon nom. Mais cette stratégie de discours culpabilisant et moralisant ne s’inscrit pas dans nos principes. Sans compter que nous agissons toujours à visage découvert », explique Philippe, membre d’XR. « Mais la finalité des actions de la Ronce est la même que la nôtre : changer le système, même si nos moyens divergent. » Philippe serait pourtant prêt à se lancer dans des actions de sabotage à titre individuel. Et ce malgré les risques juridiques encourus.

« Cela ne s’improvise pas de franchir les lignes rouges. Il faut accompagner les militants dans la prise de risques. Et ici, il n’y a pas de réseau qui viendra te soutenir en cas de conséquences juridiques. Pour moi, c’est plus dissuasif qu’incitatif », estime pourtant Joël D., militant antinucléaire de Bure. A contrario, Jean-François Julliard, de Greenpeace France, ne croit pas que le risque légal soit un frein à la détermination. « Les gens sont de plus de plus en plus convaincus de l’urgence climatique et sont prêts à aller plus loin dans l’engagement personnel. Si l’intention derrière l’action est bien expliquée, si l’objectif est clair, ils vont y aller. Ce n’est pas tant le risque légal, mais la perception de l’utilité de l’action qui compte. »

Déboucher du sucre, pour quels résultats ?

Quel est l’intérêt de dégrader des paquets de sucre ? Cette question est très régulièrement posée sur les réseaux sociaux, certains n’hésitant pas à qualifier La Ronce de « colibrisme du sabotage ». Des accusations rejetées par le collectif : « Tous ces produits invendables sont une perte pour le distributeur (le supermarché), qui peut et va souvent répercuter cette perte sur les industriels du sucre en demandant de nouveaux lots gratuits, ou en forçant une hausse des prix pour compenser. » De fait, certaines grandes surfaces ont réagi, notamment le groupe Carrefour, qui a publié une note interne dans laquelle il s’inquiète d’être pris pour cible. Le groupe remarque notamment que « l’action Épine sucrée » semble fédérer de plus en plus d’adeptes et que certains de ses magasins ont dû retirer les produits ciblés de leurs rayons, parfois en les déplaçant près des caisses pour mieux les surveiller. « Toutefois, le phénomène ne semble pas (encore) parvenir à faire parler de lui dans les médias les plus suivis comme les grands journaux ou les journaux télévisés, limitant ainsi sa capacité d’action », se rassure le groupe Carrefour.

Visuel de la première action de La Ronce baptisée « Epine Sucrée » qui vise à dénoncer la réintroduction des néonicotinoïdes pour lutter contre le virus de la jaunisse qui détruit les cultures de betteraves.

Du coté de l’industrie sucrière, c’est le silence radio. Contacté par Reporterre, Cristal Union et Saint Louis n’ont pas répondu à nos questions. Le groupe Tereos (2e mondial) nous a renvoyé vers l’organisation interprofessionnelle de la filière : Cultures Sucre. Celui-ci nous a transmis par mail une déclaration assez lapidaire. « Nous sommes consternés par cet appel qui constitue une action de vandalisme et de gaspillage délibéré. Pour rappel, 45.000 emplois sont aujourd’hui menacés en France par l’épidémie de jaunisse qui a prospéré depuis le printemps dans nos champs de betteraves à sucre en l’absence d’alternative efficace aux néonicotinoïdes. Contrairement à ce qui est affirmé par cette organisation, la filière betterave-sucre est mobilisée pour la sortie des néonicotinoïdes. Elle a d’ailleurs présenté un plan de recherche en partenariat avec la recherche publique (Inrae) fin septembre pour en sortir d’ici trois ans maximum. » Les industriels feraient-ils profil bas pour éviter le scandale ? Peut-être que les 55.000 paquets dégradés par La Ronce ne sont pas encore suffisants pour faire vaciller une industrie qui produit 6,1 millions de tonnes de sucre par an ?

S’attaquer au produit final, et donc au bout de la chaîne de production, est un geste facile pour un activiste. Plus facile en tout cas que de bloquer une usine. « Réapprendre à agir matériellement, discrètement et à répétition semble être aujourd’hui une nécessité. Si ces actions conservent une portée limitée, elles ont l’avantage d’augmenter les pratiques militantes en intensité et en efficacité », estime le collectif Désobéissance écolo Paris.

« Mettre les bâtons dans les roues d’un système dont on n’a pas les clés pour s’y attaquer frontalement »

Mais pour certains, cette stratégie n’est pas forcément la plus efficace. « Je suis un peu sceptique sur la portée de leurs actions », avoue Joël D., de Bure. « Depuis plusieurs années, je vois des appels à une masse de militants invisibles qui sortiraient du bois et agiraient ensemble. Mais je doute que cela puisse arriver. On court derrière des appels et des injonctions à agir puis on est déçus du manque de répondant car on ne sait pas à qui on s’adresse vraiment. » Il craint l’essoufflement rapide des forces existantes et souligne un manque de stratégie globale. « Comment bâtir une stratégie d’action dans la durée et dans l’espace avec un inventaire des forces existantes pour se donner des objectifs qui ont un effet ? Souvent, le mot sabotage est brandi comme un concept qui fait trembler, comme s’il était autoréalisateur. Ce n’est pas parce qu’une action devient plus radicale qu’elle est plus efficace. Quel imaginaire ces sabotages construisent-ils ? » Pour Brigitte Gothière, de L214, l’utilisation du mot sabotage trouve au contraire tout son sens aujourd’hui. « Il faut se saisir des mots à visée péjorative pour les utiliser au service de la justice et de l’équité. Regardez Sea Shepherd, qui revendique le mot pirate. Pour moi, quand on parle de sabotage, cela signifie mettre les bâtons dans les roues d’un système dont on n’a pas les clés pour l’attaquer frontalement. »

Pousser l’idée que tout un chacun peut agir pour gripper la machine. Se donner l’énergie pour attaquer les circuits de production et de consommation jugés nocifs pour l’environnement. Tout cela n’est pas en soi une mauvaise idée selon Antoine [*] de la Zad de Notre-Dame-des-Landes. « Il y a différents moment dans l’histoire qui montrent que les pratiques massives de boycott ou de petites dégradations, quand elles se répliquent et sont suivies massivement, peuvent avoir un effet sur les compagnies visées. » Il rappelle notamment le sabotage des engins de chantier de Vinci, parfois avec des petits gestes, comme glisser du sucre dans le réservoir. Une action pas forcément spectaculaire mais qui a eu un effet indéniable dans la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. « Vinci a parfois bien eu du mal à trouver des sous-traitants pour mener à bien ses chantiers. Toutes ces actions en ont découragé plus d’un », assure-t-il.

Mais à l’instar de Joël, Antoine croit que le sabotage individuel ne dure qu’un temps et doit s’inscrire dans une dimension plus collective. « Il aura d’autant plus de sens, de valeur et de poids quand il s’inscrira dans une stratégie plus globale. L’appel de la Ronce, je le verrai comme une étape dans la popularisation de cette pratique qui, pour se pérenniser, doit devenir collective. »

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