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ReportageAgriculture

Mille vaches : le récit de la journée « démontage » où l’affaire a basculé

Pour remettre le projecteur sur la ferme-usine des Mille Vaches qui, selon eux, signe l’arrêt de mort des petits paysans, la Confédération paysanne a mené une action de démontage. Le gouvernement a choisi la réponse répressive : le porte-parole du syndicat, Laurent Pinatel, a passé la nuit de mercredi et à jeudi incarcéré, ainsi que quatre autres paysans.

-  Buigny-Saint-Maclou, Abbeville, Paris, reportage

Il est 4 h 30, ce mercredi 28 mai . Dans la nuit, trente cinq paysans sont levés, au siège de la Confédération paysanne, à Bagnolet, près de Paris. Les raisons d’un lever si matinal : ils vont mener une action de démontage de la salle de traite de la ferme-usine des Mille vaches, dans la Somme. Dans la cour, trois camionnettes et trois voitures. Deux vidéastes sont là, et un journaliste, de Reporterre. Un journaliste de France Inter rejoindra l’action sur les lieux. Après une rapide tasse de café, on embarque dans les véhicules avant cinq heures. Direction l’autoroute du nord. On file vite.

Arrivée vers 6 h 50 sur les lieux de la ferme-usine, sur la commune de Buigny-Saint-Maclou, en un terrain qui jouxte Drucat-le-Plessiel. Le jour s’est levé. Le crachin tombe. Personne, pas de vigile. Les véhicules tournent à gauche sur la route, s’avancent sur un chemin de terre. Les hangars de la ferme-usine sont maintenant bien avancés, le chantier a avancé rondement depuis septembre et une première action nocturne du syndicat paysan.

Les hommes et les femmes sortent rapidement, et franchissent un petit fossé pour aller sur le terrain boueux. Ils sont équipés de clés à molettes et de pinces. A travers les pièces vides d’un grand hangar au sol de béton, ils parviennent dans la grande salle de traite où, dès l’été, des centaines de vaches sont censées être traites tous les jours.

L’action est rapide, efficace, peu de mots sont échangés, tout le monde s’active : il s’agit essentiellement de déboulonnner, de démonter quelques pièces, qui seront acheminés à Paris pour être présentés aux ministres de l’Agriculture et de l’Ecologie. Car ceux-ci, le jour même, doivent se retrouver pour célébrer… l’agriculture biologique. Les paysans agissent à visage découvert, ils assument leur action. Ils prennent soin de ne rien casser, ce n’est pas un saccage, mais un démontage. Les pièces sont défaites, pas brisées.

« Ce genre de projet va faire couler les petits paysans », explique Christian Rouqueirol, « en faisant chuter le prix du lait. C’est une logique folle où, plus c’est gigantesque, plus c’est rentable. »

Presque tous les membres du secrétariat national du syndicat sont présents, pour marquer l’engagement fort, collectif et politique de la Confédération paysanne. Le porte-parole, Laurent Pinatel, est présent, mais il ne se livre pas au démontage.

- Un élément d’un « compteur à lait » -

Il est 7 h 30. Les premiers salariés arrivent sur le site. Ils sont furieux. L’un d’entre eux se saisit d’un tuyau, un échange a lieu, vif, mais heureusement, on en reste aux mots.

-  Ecouter :

Sur le chemin d’accès, où d’autres membres de la Confédération paysanne ont porté les pièces, un autre ouvrier a avancé sur eux à vive allure, leur faisant peur et frottant un des véhicules. Un salarié prend des photos des démonteurs.

Dans le hangar, le démontage s’arrête. L’essentiel de l’action a eu lieu. Elle est racontée dans le journal de 8 h sur France Inter - et aussi sur Radio Aligre (à 20’), dans l’émission dont Reporterre est partenaire.

Quelques gendarmes arrivent. L’ambiance est calme. Des gendarmes photographes prennent des clichés de tout le monde.

Un gendarme se dirige vers quatre paysans et leur demande leur identité : apparemment, il les a reconnus sur des photos prises par des salariés. Mais pourquoi ceux-ci et pas les autres ? Un attroupement se fait, tous insistent pour qu’on prenne aussi leur identité : c’est une action collective, tous sont coupables, ou personne. Le jeune gendarme note les noms sur son carnet rayé.

Il y a maintenant beaucoup de monde, des gendarmes sur le chemin, où des bulldozers bloquent les véhicules des syndicalistes, et dans les hangars où, d’ailleurs, le travail reprend.

Les paysans se retrouvent sur le chemin, à côté des camionnettes - l’une est partie sur Paris, avec les pièces démontées - et sous l’oeil des forces de l’ordre.

Pendant ce temps, je vais parler avec Michel Welter, qui dirige le chantier et est, en quelque sorte, le porte-parole du projet de ferme-usine lancé par l’entrepreneur Michel Ramery. Il est furieux et ne cache pas sa colère. Lui-même était éleveur dans l’est de la France : « C’était 365 jours par an. J’ai voulu changer de vie, pour avoir du temps libre ». Il s’insurge contre l’action de la Confédération paysanne : « Ce mode d’action, c’est, ’on n’est pas d’accord, on pète tout’ ». Il dit qu’« il n’a aucune idée des conséquences » de l’action du matin, « les conséquences, elles sont morales pour moi et mes collègues ».

Il défend point par point le projet : le bien-être animal y serait mieux assuré que sur la majorité des fermes. La ferme-usine produira de l’énergie de méthanisation, « c’est à dire une énergie renouvelable ». « On réduit notre consommation d’énergie, notre consommation de pesticides, notre usage d’antibiotiques ». Quant au prix du lait qui sera fourni ici, il assure ne pas le connaître : « Le prix du lait varie tous les jours. En 2011, dans le dossier économique, nous avons dit que le coût de production était estimé à 25 centimes par litre. Mais depuis, le coût des aliments a monté, donc le coût de production aussi ».

Il estime que, dans la région, les exploitations laitières disparaissent. « Si on n’avait pas fait ce projet, il n’y aurait plus que des cultures ».

« Ce n’est pas notre faute si dans le pays, les éleveurs laitiers disparaissent. Si le lait est plus cher que les concurrents étrangers, on ne le vendra pas. Nous, on apporte une solution. »

Le coeur du débat est là : s’adapter à un contexte international qui pousse à l’industrialisation de l’agriculture pour des coûts le plus bas possible, ou revigorer une petite agriculture plus écologique et créatrice d’emplois, avec des prix des produits plus élevés.

Mais le temps de la discussion sereine n’est pas pour aujourd’hui. Car sur le chemin, les gendarmes se sont saisis des quatre paysans (dont une femme) qu’ils ont repéré plus tôt, prenant les activistes par surprise.

Il est près de dix heures. Il y a quelques algarades avec les gendarmes, on se bouscule un peu, mais la situation reste calme. Le scénario n’est cependant pas vraiment celui qu’imaginaient les paysans. Après un moment de confusion - la clé d’une camionnette est avec une des personnes interpellées ! -, les pelles mécaniques libèrent le terrain, la clé de la camionnette revient, et le groupe part sur Abbeville : direction la gendarmerie, où l’on va se regrouper en soutien aux démonteurs placés en garde à vue.

Des militants de Novissen, l’association locale d’opposition au projet, arrivent aussi. Pendant quelque temps, la rue est bloquée.

Et puis, c’est l’attente. Des nouvelles, qui ne viennent pas, alors que la garde à vue se prolonge.

Au même moment, s’ouvre au parc de la Villette, à Paris, la 15e édition du Printemps bio, qui vise à promouvoir l’agriculture biologique. Paradoxal ?

« Non, répond Étienne Gangneron, président de l’agence Bio, qui organise l’événement. Il y a une grande diversité de fermes en France, des petites comme des grosses, c’est notre richesse, et il ne faut pas les opposer. » Pourtant, la position du gouvernement quant au modèle agricole à défendre ressemble parfois à un grand écart. Et cette journée du 28 mai l’a de nouveau montré.

13 h 00, les ministres de l’Agriculture et de l’Écologie se font attendre. Stéphane Le Foll et Ségolène Royal doivent monter sur l’estrade pour lancer les festivités. Les carottes bio ont du mal à combler l’appétit des convives. Au moins deux cents personnes, des professionnels du secteur comme des passants, discutent autour d’un verre de vin sans pesticide. Dehors, les agents de sécurité semblent fébriles.

Les voitures ministérielles arrivent enfin. Sourires de Mme Royal, poignées de main de M. Le Foll. Mais ils sont rapidement apostrophés par des étranges gaillards poussant des caddies. Des chariots remplis de pièces en provenance... de la ferme des Mille Vaches.

Une dizaine de militants de la Confédération paysanne réclament une déclaration officielle de Stéphane Le Foll sur le projet de Drucat-le-Plessiel. Le ministre esquive, et s’engouffre dans la salle pour faire son discours. « Le gouvernement est engagé dans le développement de la filière bio, de la production à la consommation », affirme-t-il. À l’entrée, des vigiles retiennent les militants.

« Vous nous avez promis une entrevue », lance Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne, à un conseiller du ministre. Pas de réponse. Les membres du syndicat tentent alors de passer. Les agents de sécurité s’interposent. Laurent Pinatel se retrouve plaqué sur le sol, les autres sont repoussés avec leurs tuyaux.

Pendant ce temps, Royal et Le Foll s’installent à une « grande tablée » garnie de produits du terroir. « Ils pratiquent la langue de bois bio », ironise Judith Carmona, secrétaire générale du syndicat.

Une demi-heure plus tard, devant l’insistance de la Confédération paysanne, et surtout sous la pression des médias, Stéphane Le Foll consent à une entrevue. Un « ring » politique se dessine rapidement, ceinturé par une douzaine de journalistes.

Au centre, Laurent Pinatel et le ministre de l’Agriculture. Les échanges fusent. "Le projet de la ferme-usine s’inscrit-il dans votre vision de l’agro-écologie ?", demande Laurent Pinatel. « Cette ferme s’inscrit dans un cadre légal, répond M. Le Foll. Si quelqu’un investit dans une exploitation et respecte les règles environnementales, est-ce que je peux lui dire non ? Ce serait idéologique. Il faut des raisons juridiques. » Réponse : « Ce que fixe une règle, une autre loi peut le défaire. Qui fait les lois ? Le gouvernement, donc vous ! »

Puis place au problème de fond : « Il y a deux agricultures, une productiviste dont l’exemple le plus abouti est celui de la Somme, et une biologique et familiale, et, vous le savez bien, elles sont incompatibles ! Il y a en a une qui est prédatrice de l’autre », appuie le syndicaliste.

Et il ajoute : « L’agriculture a son mot à dire dans le redressement de la courbe du chômage. Il faut installer des paysans. Combien peut-on installer de paysans sur les trois mille hectares de la Somme ? »

Le ministre rétorque : « Pour défendre les producteurs, il faut aussi défendre la production en France. Mon sujet à moi c’est de développer les surfaces. Installer des agriculteurs et développer l’agriculture, ce n’est pas contradictoire. »

Quant au projet de la ferme des Mille Vaches, il répète : « Jamais ça n’a été dans mon projet ». Pour M. Le Foll, la ferme relève d’une initiative individuelle, menée par un entrepreneur, sans lien avec le gouvernement. Un « acte isolé », qui ne correspond pas au modèle agricole dominant en France. « Vous en faites une fixation, c’est votre choix », conclut-il.

« C’est un symbole de l’industrialisation de l’agriculture », s’exclame Laurent Pinatel, mais le ministre est déjà reparti. La Confédération paysanne a quand même réussi son pari : interpeller le gouvernement et les médias. « Et qu’est-ce qu’on fait de nos caddies ? », demande un militant. « On les laisse, c’est à eux. »

Laurent Pinatel repart, avec trois compagnons, vers la gare : ils vont aller à Abbeville, soutenir les paysans en garde à vue. Ils prennent le train, descendent à Amiens pour prendre la correspondance. Mais, à 17 h 24, il est interpellé.

Au moment de monter dans le train, une dizaine de gendarmes se sont saisis de lui, « violemment », assure une salariée du syndicat qui l’accompagnait.

- Dans la gare, Laurent Pinatel, menottes aux mains -

Il a été placé en garde à vue à la gendarmerie d’Amiens. Il serait accusé de recel, suite aux pièces de la ferme-usine des Mille vaches. Pourquoi lui seulement, alors que, les photos le montrent, d’autres avaient aussi ces pièces ?

Etrange pays, étrange gouvernement, en ce jour où le porte-parole du deuxième syndicat agricole français a passé la nuit, incarcéré.

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