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Agriculture

Quand l’agriculture biologique répare les crimes de la mafia napolitaine

Dans le sud de l’Italie, la « terre des feux » doit son surnom à l’incinération de déchets clandestins bien souvent toxiques. Sur ces terres dominées par la mafia napolitaine s’épanouit pourtant L’Auberge du géant, une ferme mêlant respect de l’environnement et réinsertion sociale de détenus en fin de peine.

  • Acerra (Campanie, Italie), reportage

La « terre des feux » est une expression qui remonte aux années 2000. En 2008, Gomorra, le film de Matteo Garrone tiré du livre éponyme de Roberto Saviano, en a popularisé l’usage, provoquant du même coup un bref emballement médiatique autour du désastre écologique en cours. Aux frontières des provinces de Naples et de Caserte (en Campanie), elle désigne une pratique diffuse qui consiste à incendier les ordures déchargées illégalement. Cela permet à la fois de gagner de la place et d’empêcher la traçabilité des déchets. Au passage, l’air est pollué par un grand nombre de substances toxiques et cancérogènes, dont la célèbre dioxine.

Aujourd’hui, la Camorra, la mafia napolitaine, a perdu une part de son pouvoir d’intimidation : en 2013, une manifestation a ainsi rassemblé contre la sinistre organisation une centaine de milliers de personnes à Naples. Et l’association Stop biocido fait de son côté un état des lieux précis des sites pollués et des responsabilités de la criminalité organisée, de l’incapacité des pouvoirs publics à réagir efficacement devant ce phénomène et des complicités diverses — de l’incivisme des uns à la cécité commode des industriels qui continuent de se débarrasser à bas coût des déchets les plus chers à traiter.

« Vous jetez vos déchets, si je vous vois, je vous tire dans la bouche » 

Nous sommes aux limites d’Acerra, à une vingtaine de kilomètres à l’est de Naples. C’est ici qu’en 2014, des mères de famille se sont regroupées pour dénoncer une pollution responsable d’une forte surmortalité infantile. On les appelle ici les « mamme coraggio ». L’une d’elles a perdu un garçon de six ans. Le reporter et militant Mauro Pagnano l’a photographiée avec, dans les mains, le portrait de son fils disparu. Dans les cinquante-six communes de la « terre des feux », le nombre des tumeurs dépasse de dix pour cent la moyenne du reste de la Campanie. Au cœur de cette zone, Acerra est l’une des trois pointes de ce que l’on a nommé le « triangle de la mort ». Avec quatre-vingts pour cent de terres impropres à l’agriculture, elle détient même un record national. Depuis vingt-sept ans, Carlo Petrella continue pourtant d’y produire fruits et légumes d’exception. La fondation qu’il dirige n’a, faut-il dire, rien de banal : ni ses employés, ni ses méthodes, ni son nom. Elle s’appelle La Locanda del gigante, « l’auberge du géant ».

Un champ protégé par des grilles. À l’arrière-plan, le Vésuve.

Le chemin qui mène à la locanda depuis la gare porte de multiples traces de l’histoire de la « terre des feux ». Dans le tunnel qui passe sous la voie rapide, un homme a écrit, au milieu d’immondices à moitié calcinées : « Vous jetez vos déchets, si je vous vois, je vous tire dans la bouche. » Plus loin, les champs sont entourés de barrières métalliques de plusieurs mètres de haut, rendant difficile, sinon impossible, de déverser des sacs poubelles à la sauvette. Ceux-ci pourtant jonchent le chemin jusqu’à une bonne centaine de mètres de l’auberge. Il s’agit pour l’essentiel de résidus domestiques, parfois à moitié brûlés. Les plus dangereux sont bien entendu les produits toxiques dont cherchent à se débarrasser à bon prix les industriels du nord de l’Italie et d’autres pays d’Europe. Mais ils restent souvent peu visibles, puisque jetés dans des cavités ou enfouis. S’y joignent enfin les invendus et les chutes des usines clandestines de chaussures et de confection, déchets qui ne peuvent entrer, et pour cause, dans les circuits classiques.

Ce qui est produit dans la région, malgré des contrôles draconiens, ne parvient pas à se vendre 

À l’entrée, un panneau incite à suivre une longue pergola qui après deux virages descend jusqu’à la porte d’entrée. De part et d’autre de ce couloir en plein air, sont disposées des centaines de courges fraîchement ramassées. La maison semble vide, il n’y a pas de sonnette. Après quelques minutes, un homme apparaît, l’un des résidents du lieu. « Je vais chercher il Dottore » [1], dit-il en remontant les escaliers. Il revient quelques minutes plus tard. « Il est souffrant, c’est moi qui vous fais la visite. » Fabio est napolitain, il finit de purger ici, comme une dizaine d’autres hommes, une peine de prison de dix ans. « Dans six mois, me dit-il, je retrouverai ma femme et ma fille. La petite, elle a changé ma vie. » Ici, tout repose sur la confiance. Pour accompagner le travail dans les champs, il n’y a cette après-midi-là qu’une simple assistante sociale. Pas de badge, pas de murs, pas de maton.

La fable de la vieille cafetière qui retrouve un usage pour avoir été simplement nettoyée est affichée au mur extérieur d’un atelier. C’est l’une des paraboles favorites de Carlo Petrella.

Dans la propriété, on cultive des pommes de terre, de l’arachide, du safran, des artichauts, on fabrique aussi de l’huile d’olive. On n’utilise pas de produit chimique, juste du soufre, selon une méthode traditionnelle. Mais la présence d’agriculteurs en conventionnel aux alentours empêche l’obtention du label bio. Un peu plus loin, précise l’assistante sociale, il y a un incinérateur, mais le vent repousse avec constance les fumées vers une autre direction. « La meilleure preuve que nos produits sont bons, ajoute Fabio, c’est que nous en mangeons tous les jours. » Rien n’y fait cependant, les courges aperçues à l’entrée s’y entassent par manque de clientèle. Ce qui est produit dans la région, malgré des contrôles draconiens, ne parvient pas à se vendre. Alors Carlo Petrella organise des ventes aux enchères, où viennent des amis d’amis. Dans un milieu hostile, il continue de prouver que l’alternative est possible. Ici, des centaines de toxicomanes et de détenus en fin de peine ont trouvé leur voie vers la réinsertion. « Je ne rêve que de retourner vivre en famille, dit Fabio en souriant, mais quand je partirai d’ici, bien sûr, je serai quand même un peu triste. »

« Quand ceux qui sont peu deviennent beaucoup, c’est l’aube. » Au début, Carlo Petrella voulait appeler sa fondation La Locanda dei nani, « l’auberge des nains ». Puis il a pensé que les nains réunis pouvaient former un géant.

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