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Climat

Quand les États veulent contrôler la pluie

Nuages de pluie aux États-Unis, en 2013.

Ensemencer les nuages pour faire tomber la pluie ou la neige. L’idée paraît inconcevable, mais cette technologie existe depuis des décennies. Utilisée par de nombreux États, son efficacité fait pourtant débat. 

En 1946, des scientifiques étatsuniens ont mené les premières expériences d’ensemencement des nuages. Ils ont fait tomber la neige dans un frigo puis sont passés aux tests grandeur nature. Avec un avion, ils ont dispersé de l’iodure d’argent dans la vapeur d’eau d’un nuage. L’iodure d’argent agglomère les gouttelettes, formant des gouttes ou des flocons, selon la température. Entre 1947 et 1952, l’armée des États-Unis a financé pas moins de 255 vols expérimentaux : c’est le projet Cirrus

L’armée a poursuivi ses recherches et a lancé l’opération Popeye en 1966. Des avions ont alors disséminé des tonnes d’iodure d’argent au-dessus de la piste Hô Chi Minh — un ensemble de routes utilisées pendant les guerres d’Indochine et du Vietnam par le Viêt Minh pour acheminer le matériel du nord au sud —, pour intensifier la mousson et ralentir l’ennemi. L’opération a été rendue publique en 1971 et est mal passée. Une convention de l’Organisation des Nations unies (ONU) interdisant la modification du climat à des fins militaires, surnommée Convention ENMOD, est entrée en vigueur en 1978. 

Pendant la guerre du Vietnam, l’armée des États-Unis a eu recours à l’ensemencement de nuages dans le but de noyer la piste Hô Chi Minh, utilisée pour le transport de marchandises. Wikimedia Commons/CC0/Stewart, Richd W. « Deepening Involvement, 1945-1965, » Center of Military History, United States Army

Semer la pluie, de Pékin à Addis-Abeba

Cette convention n’a pas interdit l’utilisation du contrôle du climat à des fins civiles. La Chine est aujourd’hui le leader mondial dans ce domaine. En 2008, le pays a tout mis en œuvre pour que la météo soit clémente pendant les Jeux olympiques. Une centaine de militaires et deux avions ont été mobilisés. Cette opération d’ensemencement a coûté un demi-million de dollars

En 2016, la Chine a envisagé un gigantesque programme de modification du climat. Le pays voulait dévier la vapeur d’eau depuis le sud, humide, vers le nord, aride. Quatre ans plus tard, Pékin a promis la construction de centaines de turbines sur le plateau tibétain pour augmenter la quantité de neige. Le mégasystème devrait être opérationnel en 2025. Difficile d’obtenir des informations plus détaillées. Mais l’annonce a suffi à provoquer l’inquiétude de pays voisins, dont l’Inde. Dix fleuves asiatiques majeurs prennent leur source sur les hauteurs himalayennes. 

D’ici 2025, le plateau tibétain pourrait être le théâtre du plus grand projet d’ensemencement de nuages au monde. Unsplash/CC/Jiasong Huang

Depuis les années 2000, les programmes d’ensemencement des nuages se multiplient. Émirats arabes unis, Inde, Maroc, Australie, Éthiopie… une cinquantaine de pays utilisent cette technologie. En Europe, elle est employée pour lutter contre la grêle. Une vingtaine de départements français disposent de générateurs déployés en cas d’alerte météo. Ces plus de 1 000 générateurs envoient de l’iodure d’argent à haute altitude pour réduire la taille des grêlons qui frappent les exploitations agricoles. Le 13 avril dernier, ils ont fonctionné dans douze départements. C’est une association, l’Anelfa, qui encadre ces opérations. Sa direction souligne qu’elles permettent aux bénéficiaires de réduire le coût de leur assurance contre la grêle. Les assureurs considèrent que cette mesure préventive justifie une addition moins salée. 

Le doute scientifique

Malgré leur succès auprès des gouvernements et des assureurs, les programmes d’ensemencement des nuages laissent la communauté scientifique dubitative. S’ils peuvent fonctionner en laboratoire ou à des occasions ponctuelles, difficile d’estimer leur efficacité, surtout s’ils sont déployés à grande échelle. 

Israël a ensemencé des nuages dans le nord du pays pendant six décennies. Chercheur à l’université de Tel-Aviv, Pinhas Alpert a comparé les niveaux de précipitations entre les zones ensemencées et des zones sans intervention humaine de 1969 à 2007. Son but : comprendre si le programme a augmenté la quantité de pluie de façon statistiquement significative. Son étude a dérangé les défenseurs de l’ensemencement et ses résultats ont contribué à l’arrêt total de l’utilisation de cette technologie en Israël en 2021, faute de retour sur investissement. 

Le chercheur israélien explique qu’il est extrêmement compliqué de prédire le comportement de la pluie. Les phénomènes à l’œuvre sont trop vastes. « Nous n’avons pas encore de modèle pour décrire les interactions entre les aérosols et les nuages à grande échelle, à l’échelle synoptique. » Même son de cloche côté étatsunien. « L’augmentation des précipitations est faible, dire si la pluie ou la neige sont tombées naturellement ou si elles ont été déclenchées par l’ensemencement reste difficile », écrivait, en mars 2022, William R. Cotton, professeur de météorologie à l’université du Colorado.

Abou Dhabi, capitale des Émirats arabes unis, en avril 2021. Flickr/CC BY-NC-ND 2.0/Nasa Johnson

Pour Pinhas Alpert, si certains pays comme les Émirats arabes unis s’obstinent dans cette voie, c’est que le croissant fertile est en voie d’assèchement. La quantité de pluie a baissé de 20 % au cours des trois dernières décennies. Un habitant des Émirats arabes unis consomme en moyenne 500 litres d’eau par jour, soit plus de trois fois la consommation moyenne mondiale. Face à cette équation impossible, l’idée d’augmenter artificiellement la quantité de pluie est séduisante, quitte à prendre le risque de créer des tensions. En 2018, l’Iran a accusé ainsi les Émirats arabes unis et Israël de voler « sa » pluie. 

Une météo de plus en plus politique

Semer la pluie n’est pas la seule piste d’innovation météorologique à l’étude. Certains États proposent de régler le problème de l’augmentation des températures en modifiant la composition de la stratosphère. D’autres, de fertiliser les océans pour qu’ils stockent plus de CO2. Ces « solutions » inquiètent la communauté scientifique, les défenseurs de l’environnement… et des membres des institutions internationales. 

Tracy Raczek, ancienne conseillère pour le climat à l’Organisation des Nations unies (ONU), souligne les risques de cette course au contrôle de la météo : « La première menace vient du fait que leur déploiement sur un territoire pourrait en affecter un autre. La seconde, c’est la difficulté à distinguer un effet négatif sur un pays voisin d’un effet insignifiant. La dernière, c’est la facilité avec laquelle ces technologies pourraient être déployées de façon officiellement pacifique, mais, en secret, être utilisées pour nuire à un adversaire. » L’experte appelle la communauté internationale à dépoussiérer et enrichir la Convention ENMOD — officiellement Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles — de l’ONU, pour encadrer l’utilisation de ces technologies en temps de paix. Avec la crise environnementale, la météo devient un sujet géopolitique. 

Coûteuses, incomprises, potentiellement lourdes de conséquences politiques, pourquoi ces technologies continuent-elles à séduire les États ? Les projets de contrôle du climat pourraient être autant de symptômes d’un mal plus profond. Le philosophe Pierre Charbonnier observe la façon dont le capitalisme tente de s’adapter au dérèglement climatique. Il rappelle que le capitalisme fonde sa légitimité sur une promesse : créer une société d’abondance matérielle, où chacun est libre de s’accomplir en consommant les biens à sa disposition. Cette promesse implique une vision spécifique des ressources, c’est que l’innovation abolit la rareté naturelle. 

Avec les machines, les révolutions agraire puis industrielle, l’humain s’affranchit des contraintes de la nature. Dans un entretien accordé à France Culture, Pierre Charbonnier expliquait en 2021 que la crise environnementale montre les limites de ce modèle : « Nous nous sommes engagés […] sur la voie des sociétés modernes, dont on se rend compte qu’elle aboutit à une impasse. » Car en pratique, la Terre ne peut pas supporter une croissance infinie. 

Admettre cette impasse, c’est admettre qu’il est nécessaire de réinventer le sens que nos sociétés donnent à la liberté. Par exemple, en considérant l’eau comme une ressource précieuse dont l’usage doit être mieux encadré. Même si cela doit nuire à la liberté d’entreprendre lorsque cette dernière conduit à une surexploitation de la ressource. C’est inventer une liberté dans les limites des ressources naturelles. Si les États sont de plus en plus nombreux à croire aux promesses de semeurs de pluie, c’est qu’elles ne demandent pas un changement radical. Pour le météorologue William R. Cotton, face à l’urgence environnementale, prétendre que l’on peut faire pleuvoir sur commande est un « placebo politique »

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