Réforme des retraites : 12 manifs plus tard, une détermination toujours intacte

Selon la CGT, 1,5 million de personnes ont manifesté en France le 13 avril 2023 (ici à Paris). Le ministère de l'Intérieur parle de 380 000 manifestants. - © NnoMan Cadoret/Reporterre
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Retraites SocialAlors que le Conseil constitutionnel doit valider ou non la réforme des retraites le 14 avril, des centaines de milliers de personnes ont manifesté la veille. À Paris, elles continueront la lutte quoi qu’il arrive.
Paris, reportage
Il est 14 heures, jeudi 13 avril, place de l’Opéra à Paris. La pluie tombe dru. Pas de quoi décourager les milliers de personnes rassemblées pour la douzième fois depuis début janvier. Avec toujours cette même revendication : la retraite à 64 ans, c’est non ! À la veille de la décision très attendue du Conseil constitutionnel, la mobilisation est restée forte, avec 1,5 million de manifestants selon la CGT, 280 000 selon le ministère de l’Intérieur. Surtout la détermination semble intacte, voire renforcée, à entendre les hommes et les femmes que nous avons croisées.
« C’est ma 12e manif ! Je les ai toutes faites depuis le 7 mars », sourit Thérèse, adhérente à Force ouvrière. À tout juste 62 ans, celle qui encadre le personnel d’entretien et de ménage d’un hôtel à Colombes, dans les Hauts-de-Seine, reste dans l’incertitude sur la possibilité pour elle de partir prochainement à la retraite. « J’attends. Je ne sais pas encore si je serai concernée ou pas. Mais si je me bats, c’est surtout pour mes enfants et mes petits-enfants. »
Et si le Conseil constitutionnel valide la réforme ? « On fera des blocages, on continuera », affirme sa voisine, Rachel, 60 ans, femme de ménage à l’Institut national du sport (Insep). Pour les deux femmes, les journées de travail commencent à 7 heures du matin. « Et on ne sait jamais quand on repart », expliquent-elles. Alors si la réforme n’est pas retirée, « même s’il fait mauvais temps, nous, on sera là ! » conclut Thérèse, alors que le soleil fait déjà son retour après l’averse.

« C’est joyeux, inclusif, bienveillant… C’est à ça que devrait ressembler la société »
Emmeline, membre d’Attac, a participé elle aussi aux douze journées de mobilisation. « En fait, à treize manifs, précise-t-elle, car il y a aussi celle du 8 mars [à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes], qui n’est pas comptée dans la liste ! » Elle est prof de philosophie à Paris, enthousiasmée par l’union intersyndicale, et toujours aussi déterminée. « Je ne comprends pas qu’on ne nous entende pas, qu’on en soit encore là ! Je suis pour la retraite à 60 ans. Personnellement, peut-être que je voudrais travailler au-delà de 60 ans, mais tout le monde devrait pouvoir choisir quand il veut partir. Cette réforme est injuste. Il n’y a aucun besoin d’ajouter deux années de cotisations. »

Pour elle, il faut aller chercher l’argent là où il est, auprès de ceux qui ne paient pas leurs impôts. Depuis peu, elle participe au collectif des Rosies, en bleu de travail et avec un foulard rouge à pois dans les cheveux, symboles de la femme riveteuse étasunienne : « C’est joyeux, inclusif, bienveillant… C’est à ça que devrait ressembler la société dans laquelle on voudrait vivre. » Micro en main, une Rosie debout sur le char lance La coach des manifs, le premier chant chorégraphié de l’après-midi : « Déterminé·es / Les jeunes les retraité·es / En bande organisée, déter et solidarité, hey, hey, hey… »
« Il y aura encore des manifs, même si Darmanin les interdit »
Plus loin, dans le cortège de l’Alliance écologique et sociale, Renaud clame sa détermination avec sa pancarte : « Jusqu’au retrait. » Lui aussi est enseignant, dans un lycée professionnel en Seine-Saint-Denis. En théorie, il devrait encore travailler pendant huit ans, dans des conditions pas toujours simples quand 70 % de ses élèves sont des migrants allophones. Il milite à Greenpeace depuis un peu plus d’un an. Conscient des bouleversements à venir, il a décidé d’agir. « Il y a une convergence dans les luttes. On l’a vu avec le mouvement des Gilets jaunes : il ne peut pas y avoir de transition écologique sans égalité sociale. » Il n’espère rien de la décision du Conseil constitutionnel. « Il n’y a pas tellement de suspens. » Alors, il sera là à la prochaine manif, la onzième à son compteur.

Emmeline et Renaud sont-ils des exceptions ? À la mi-journée, le ministère de l’Éducation recensait seulement 4,13 % de grévistes parmi les enseignants du premier degré et 5,19 % dans le secondaire. Pour Bouchra, enseignante et élue CGT, le taux de grévistes ne dit rien de l’état d’esprit de ses collègues : « Tous sont contre cette réforme, assure-t-elle. Mais financièrement, ils ne peuvent pas se permettre de faire grève, même s’il y a des caisses de grève. Ils doivent déjà faire des heures supplémentaires pour tenir jusqu’à la fin du mois. » Selon elle, derrière cette réforme des retraites, beaucoup d’autres vont suivre en rabotant toujours un peu plus les acquis des travailleurs. « Les prochains, ce sera nous, à l’Éducation nationale. Et ils vont commencer par les lycées professionnels. À terme, c’est le statut de fonctionnaire qu’ils veulent attaquer. »

Des appels à la grève générale
Si les profs ne sont pas tous en grève, les étudiants des écoles d’art et de la culture de Paris, eux, sont bien présents, accompagnés de leur créativité. À l’École Estienne, Emmanuel Macron — ou plus exactement son effigie — se cache dans une grande poubelle verte. À l’École des Arts décoratifs, il a pris la forme d’une grosse tête en papier mâché posée sur une sorte de char-batucada multicolore, avec toutes sortes d’instruments pour faire du bruit… Arthur [*], 22 ans, joue des percussions sur un bidon. « Depuis le 7 mars, on fait les manifs. C’est d’abord en soutien avec les travailleurs, pour être solidaires. On occupe aussi notre école, et on s’est organisé en structures autogérées : une équipe est dédiée à la communication, une autre aux affiches, une autre à la construction du char, etc. » Pour lui, il n’y a pas d’alternatives au retrait de la loi et, avec ses camarades, il appelle à la grève générale.

« La grève générale, une lutte à laquelle tout le monde participe » : c’est aussi ce que défend Xavier, représentant syndical Sud Poste dans les Hauts-de-Seine. Il regrette que les syndicats ne veuillent pas s’engager dans cette voie-là. Lui est en grève reconductible depuis le 7 mars. Plus d’un mois sans salaire, comment est-ce gérable ? « Ce qui n’est pas gérable, c’est la société dans laquelle on vit. Je préfère perdre un, deux ou trois mois de salaire plutôt que de sacrifier deux ans de ma vie à me crever au boulot. »

Les caisses de soutien aux grévistes permettent aussi de mieux tenir. D’autant que ce mouvement suscite une réelle générosité. D’après les chiffres que Le Monde a obtenus auprès de Leetchi, plateforme en ligne, entre le 10 janvier et le 13 avril, 1 644 714 euros ont été récoltés sur les 149 cagnottes créées, avec un pic en mars. « C’est trois fois plus que ce qui avait été collecté lors du conflit sur les retraites de 2019-2020 (535 908 euros) pour un nombre de cagnottes similaire », précise le journal.
Dans cette société qu’il qualifie de « dégueulasse », Xavier s’assume comme révolutionnaire. « Tous les travailleurs ressentent une profonde injustice et un grand mépris. Il y aura encore des manifs, même si Darmanin les interdit. La colère ne s’interdit pas ! »