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EntretienAlimentation

Salade ou viande, femme ou homme ? Les normes de genre déterminent nos goûts

Des aliments minceur et les piles de barbaque, le patriarcat sévit aussi dans nos assiettes. Femmes et hommes n’ont pas les mêmes régimes, sous l’effet de nos socialisations. Et cela, montre la journaliste et autrice Nora Bouazzouni, a des conséquences sur notre santé et sur notre environnement.

Nora Bouazzouni est journaliste, spécialiste de la gastronomie et du genre, et autrice de Steaksisme. En finir avec le mythe de la végé et du viandard (éd. Nouriturfu, 2021).

Nora Bouazzouni © Chloé Vollmer-Lo

Reporterre — Les femmes mangent-elles vraiment plus de yaourts et les hommes plus de viande rouge ?

Nora Bouazzouni — C’est la question que je me suis posée pour écrire ce livre. Le cliché, c’est que les hommes aiment plus la viande rouge, les patates et les tacos, et que les femmes aiment plus le yaourt à la goyave, les salades de quinoa et le coca zéro. Je suis donc allée voir l’étude Inca 3, sur les consommations en habitudes alimentaires en France, et j’ai été étonnée de constater que ces clichés sont avérés en matière de consommation [1].

Des médecins de l’antiquité grecque Hippocrate puis Galien — qui je le rappelle ont eu une grande influence sur la médecine occidentale — et des philosophes comme Aristote, ont théorisé l’infériorité des femmes par la théorie des humeurs. Dans cette théorie, quatre humeurs régulent le corps : chaude, froide, sèche, humide. Les hommes sont associés au chaud et au sec, synonymes de courage, de bravoure et d’intelligence. Les femmes sont associées au froid et à l’humide, ce qui fait moins rêver. On retrouve ces caractéristiques des humeurs dans les aliments associés aux genres : la viande rouge et les plats épicés pour les hommes, les yaourts et la soupe pour les femmes. D’ailleurs, des chercheurs ont trouvé que les squelettes de femmes qui vivaient dans l’Antiquité à Rome portent des traces d’anémie que les squelettes masculins n’ont pas. Elles avaient des carences en fer.

Pourtant, c’est avéré scientifiquement, il n’y a pas de goût inné pour certains aliments selon qu’on soit homme ou femme. En revanche, dès la naissance, commence l’éducation alimentaire, où les normes de genre interviennent beaucoup.

Un vrai plat de vrai mec, selon la culture dominante. Unsplash / Christian Wiediger



Les femmes se voient-elles imposer plus de contraintes sur leur façon de manger ?

Les femmes sont soumises aux injonctions à la minceur. On leur apprend très tôt qu’elles doivent surveiller ce qu’elles avalent. La nourriture est associée à des impératifs de santé et nutritionnels. Elles connaissent les tableaux caloriques, les apports de telle viande ou tel légume. Alors que les hommes, eux, valorisent l’aspect hédoniste, l’abondance et vont se tourner vers des nourritures qui calent.

Cela se reproduit dans les familles : chez les adolescents, on surveille plus l’assiette des filles que celle des garçons. On valorise un gros appétit chez les garçons, on trouve cela normal, mais pas chez les filles.

Les femmes portent aussi la charge mentale de nourrir la famille. Dans les ménages hétérosexuels, les femmes font encore à 80 % la cuisine au quotidien. Pour les courses au supermarché, c’est quasiment 50-50, mais c’est la femme qui fait la liste. Les femmes doivent composer avec les envies, les goûts de chacun et chacune et préserver la santé de tous. Dans les enquêtes sociologiques, dans leurs témoignages, les hommes se plaignent de manger toujours la même chose, des plats « de bonnes femmes », même quand ce ne sont pas eux qui font la cuisine. Pourtant, on constate que même si les femmes font davantage la cuisine, elles finissent par se plier au régime du mari.

« La viande rouge est l’aliment le plus chargé symboliquement de manière viriliste. »



En quoi la viande rouge est-elle un aliment masculin typique ?

L’alcool et la viande rouge sont les deux aliments qui sont largement plus consommés par les hommes que par les femmes : deux fois plus pour la viande rouge et trois et demi fois plus pour l’alcool.

La viande rouge est l’aliment le plus chargé symboliquement d’un statut viriliste. Si on mange un animal, on absorbe sa vitalité. La viande est associée à la force, au muscle. Elle permet de réaffirmer une domination de l’homme sur tout le reste. Dans une publicité pour une grande marque de viande, un homme réussit à voler l’antilope devant un guépard : il s’affirme ainsi comme au sommet de la chaîne alimentaire. Et c’est d’ailleurs le slogan de Charal : « C’est qui, le plus grand des prédateurs ? »



Quel rôle jouent les marques de l’agroalimentaire et la publicité dans cette vision genrée de l’alimentation ?

Je me suis rendu compte que les égéries des marques présentent de fortes différences selon qu’elles sont féminines ou masculines. Par exemple, Captain Igloo a un titre qui est professionnel, c’est un pêcheur. Jacques Vabre est explorateur et va chercher du café. Ducros est un chef qui « se décarcasse ». Ils ont un métier, une technique, une expertise. Mais les égéries féminines sont essentialisées et ramenées à leur fonction reproductrice : yaourts Mamie Nova, café Grand-mère, confitures Bonne maman, etc. On joue sur le côté maternel des femmes pour vendre des aliments réconfortants et familiaux.

Le repas des dames, à en croire notre socialisation (avec modération, attention). Unsplash / Dan Gold

Les slogans, eux, jouent sur la pensée magique. Ils traduisent l’idée que quand on incorpore un aliment, on n’avale pas que des nutriments, mais aussi ses vertus magiques. C’est pour cela que par exemple, pour les céréales pour enfants, l’égérie sera Tony le tigre et le slogan « Le tigre est en toi », afin de faire penser que ces céréales donnent de l’énergie. Le jus d’orange porte également une énorme charge magique, le slogan de Joker est ainsi : « Joker réveille vos matins ». Les marques jouent là-dessus, et différemment qu’elles s’adressent aux hommes ou aux femmes. Par exemple, les yaourts Perle de lait vont vendre aux femmes la douceur, la pureté, la beauté. Ou alors des yaourts qui, prétendument, « font du bien à l’intérieur et ça se voit à l’extérieur », comme le veut le slogan du bifidus actif. Aux hommes on vend des choses qui donnent de l’énergie, de la force.

Des privations qui entraînent carences et anémies chez les femmes



Quelles sont les conséquences de notre façon genrée de nous nourrir sur notre santé ?

Ces régimes de genre ont des effets néfastes et quantifiables sur la santé. Quand on survalorise chez les hommes l’autonomie, l’individualité, l’hédonisme à l’extrême, ou une désinvolture par rapport aux recommandations nutritionnelles, ils finissent par être beaucoup moins perméables aux messages de santé et vont au contraire se méfier : « Puisqu’on m’a dit de manger moins de viande, je vais en manger encore plus. » Quand depuis que vous êtes petits, on ne contrôle pas ce qu’il y a dans votre assiette, qu’on ne vous parle pas de santé et qu’on valorise les comportements à risque, cela a des conséquences sur votre consommation d’aliments et de boissons. Les hommes ont un apport énergétique de 38 % supérieur à celui des femmes. Ils mangent plus gras, plus sucré, plus salé, plus de viande rouge et transformée. Cela a des conséquences comme le diabète de type 2, le cancer colorectal, les maladies cardiovasculaires, qui touchent davantage les hommes que les femmes.

Chez les femmes, comme on favorise une surveillance alimentaire, on retrouve plus de troubles du comportement alimentaire — anorexie, boulimie, hyperphagie. Elles peuvent aussi se retrouver carencée ou anémiées. Il ne faut pas oublier que même en France des femmes se privent pour donner plus à leur mari et leurs garçons. Elles vont manger moins de viande parce qu’il y a l’idée que l’homme travaille plus dur, rapporte le plus gros beefsteak à la maison et a plus de besoins.

« Un homme qui deviendrait végétarien subirait une dévirilisation. »



Cette vision genrée de l’alimentation empêche-t-elle le développement de régimes plus écologiques, et notamment moins carnés ?

Le végétarisme est un régime qui reste dans le monde majoritairement féminin, et la France ne fait pas exception. Dans nos croyances les protéines végétales sont moins valables que les protéines animales. Les légumes, eux, sont associés à la faiblesse et la passivité. On va donc dire des végétariens qu’ils sont carencés, faibles et pâles, et qu’un homme qui deviendrait végétarien ou végane subirait comme une féminisation, une dévirilisation.

Les hommes sont moins perméables aux recommandations de santé, mais aussi aux messages environnementaux. Les comportements écolos sont perçus comme féminins. Or, les caractéristiques féminines sont dévalorisées… La socialisation genrée, les représentations, les croyances, ont un effet réel.


Steaksisme. En finir avec le mythe de la végé et du viandard de Nora Bouazzouni, aux éditions Nouriturfu, avril 2021, 144p., 15 €.

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