Sur la Côte d’Azur, le spectre des mégafeux plane toujours

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Dans le Var, ravagé par un mégafeu l’an dernier, sécheresse et canicule sont devenus la norme. Au point de mettre en péril cette région boisée prise d’assaut par les touristes chaque été. [SÉRIE 3/4]
La Garde-Freinet (Var), reportage
Le sol n’est plus qu’un tapis de paille. Du sable plus que de la végétation. Il est 10 h 30 du matin à la Garde-Freinet, et un soleil impitoyable écrase déjà l’air de sa masse brûlante. Température à l’ombre : 37 °C. Casquette bien enfoncée sur le crâne, Anthony Senequier émerge de ses vignes, les seuls végétaux à se payer le luxe de la verdure dans ce paysage éteint par la chaleur.

Il y a un an, le 16 août 2021, le Var connaissait l’un des pires incendies de son histoire. « J’avais passé la nuit à lutter contre les flammes avec les pompiers », se souvient le vigneron. Trois jours durant, le feu ravage le massif des Maures : 8 000 hectares partent en fumée, 10 000 personnes sont évacuées, 2 y perdent la vie.

À la lisière des vignes d’Anthony, des troncs de chênes liège noircis portent le souvenir des flammes. Au-delà, les collines étalent leurs arbres roussis tachetées de touffes vertes, des buissons parvenus tant bien que mal à s’extirper de terre. L’herbe desséchée tombe en poussière sous les pas du viticulteur. « Depuis, à chaque jour de vent, je ne peux pas m’empêcher d’y penser », confie à ses côtés Laura, sa compagne.
« C’était un feu hors-norme »
« C’était un feu hors-norme. Avec des températures extrêmes, une humidité quasi absente et un mistral qui soufflait à 80-90 km/h. Le feu s’est étendu très rapidement et très largement », se remémore Eric Grohin, directeur du Service départemental d’incendie et de secours du Var (SDIS 83). Il faudra près de 1 200 pompiers venus de toute la France pour mettre fin à ce mégafeu.

Or, un an après, les mêmes conditions sont à peu près réunies. Les mois de mai et de juin ont été très chauds. Là-dessus, une canicule quasi ininterrompue a sévi durant tout le mois de juillet sur tout le sud-est de la France. Ajoutez à cela un hiver sans pluie, ou presque, et vous obtenez un paysage prêt à s’enflammer à tout moment.
« La situation est très préoccupante, le niveau de sécheresse qu’on avait au 15 août l’an dernier a été atteint mi-juillet », alerte Romaric Cinotti, responsable assistance feux de forêt en zone sud chez Météo France.

Des conditions extrêmes favorisées par un réchauffement climatique tout à coup devenu très perceptible. « Je crains qu’il faille s’y habituer. Toutes les forêts sont en souffrance ici : les arbres affaiblis sont devenus plus vulnérables aux aléas climatiques », soupire Jean-Louis Pestour, responsable Défense des forêts contre les incendies (DFCI) pour l’Office national des forêts (ONF) en zone sud.
Un constat partagé par Anthony Senequier. « Le changement climatique, on est en plein dedans. La végétation est beaucoup plus sèche et elle l’est beaucoup plus tôt qu’avant », dit le vigneron.

« On estimait que les forêts de toute la Méditerranée brûlaient tous les 50 ans. Au rythme où les incendies se succèdent, on se dirige plutôt vers tous les 20 ans », décrit Romain Garrouste, chercheur à l’institut de systématique au Muséum d’histoire naturelle et membre du conseil scientifique de la Réserve nationale naturelle du massif des Maures. Une grande partie de l’année, il vit à Grimault, sur la côte.
Des bois voués à disparaître ?
L’an dernier, les flammes se sont arrêtées à 2 kilomètres de chez lui. « Nos paysages méditerranéens vont changer. On a encore la chance d’avoir des massifs boisés ici. Demain, ils risquent de se désertifier. Ce qui nous attend, ce sont les massifs aux alentours de Marseille : des paysages caillouteux avec quelques îlots de verdure ici ou là », ajoute-t-il.

Restrictions de l’usage de l’eau, travaux limités au gré des alertes canicules : ce nouveau régime climatique impose son lot d’adaptations. Pour les habitants historiques comme pour les services de secours.
« Notre stratégie qui consiste à frapper vite et fort un incendie va être mise à mal dans les années à venir. On le voit avec tous les pompiers de France envoyés en renfort en Gironde, si un feu intervenait ici aujourd’hui, la situation serait extrêmement problématique », détaille Eric Grohin du SDIS 83.

Des conditions extrêmes qui ne semblent pour le moment pas bouleverser les habitudes touristiques. Nous sommes à quelques kilomètres de Saint-Tropez. L’afflux de vacanciers à l’approche de l’été ne semble pas être remis en cause. « On n’a pas observé de baisse de fréquentation, au contraire les chiffres sont en hausse à peu près partout », précise-t-on à l’office du tourisme du Var.
« Notre fréquentation est en hausse de 20 %»
Même constat du côté des Gîtes de France. « Sur le 1ᵉʳ semestre 2022, notre fréquentation est en hausse de 20 % par rapport à 2021, qui était déjà une très bonne année », confie Farid Rahal, directeur de l’agence pour le Var.

Robert Sicardi est un observateur privilégié. Voilà 40 ans qu’il gère 6 gîtes répartis autour du massif des Maures. Une anecdote lui revient en tête sitôt qu’on l’interroge sur l’effet de ces événements climatiques sur le tourisme : « J’ai un couple d’habitués qui me louent un gîte tous les ans pour 3 semaines durant le mois d’août. L’an dernier, avec l’incendie, ils ont écourté leur séjour. En partant ils m’ont dit : "On ne reviendra pas ». Ils étaient traumatisés », raconte-t-il. Et de poursuivre : « Au mois de mars, ils m’ont rappelé pour me dire qu’ils reviendraient finalement cette année. »
Même face à des événements climatiques exceptionnels, l’appel des vacances sur la côte d’Azur demeurerait plus fort. Farid Rahal ajoute : « Les concentrations se font toujours sur juillet-août, c’est notre schéma social qui veut ça : les grandes vacances, c’est pendant l’été. »

Quelques signaux de changements d’habitudes sont toutefois perceptibles. « Deux couples qui logeaient dans mes gîtes début juillet m’ont dit qu’ils ne reviendraient plus à cette période : avec 39 °C à l’ombre pendant deux semaines, ils ont dit stop », précise Robert Sicardi.
À l’entendre, plutôt que de faire fuir les touristes, le réchauffement climatique aurait plutôt tendance à étendre la saison touristique au-delà de juillet-août. En attendant, certains tentent d’anticiper le régime climatique de demain. « Les alertes ne datent pas d’hier mais c’est toujours quand on est au pied du mur qu’on agit. Avec des épisodes de sécheresse toujours plus présents, on invite nos adhérents à ne pas trop miser sur la piscine, demain elle risque bien de rester vide », détaille Farid Rahal.

Touristes ou pas, la question de la responsabilité de cette catastrophe a très vite été posée. Sitôt les flammes éteintes, une petite musique s’est fait entendre : « Si la forêt a brûlé, c’est la faute de la réserve. » En cause selon ses détracteurs ; « le radicalisme écolo » des responsables de la réserve, pour citer les mots d’un article de Var Matin.
Les lobbies et la tortue
Depuis juin 2009, le massif des Maures a en effet vu naître une réserve nationale naturelle, créée par l’État par décret. Elle s’étend sur plus de 5 000 hectares, abritant une biodiversité exceptionnelle composée de nombreuses espèces menacées dont l’emblématique tortue d’Hermann, la seule espèce de tortue terrestre de France.

Très vite, les relations se tendent entre promoteurs d’une exploitation économique de la forêt (principalement des vignerons et des acteurs du tourisme) et protecteurs de la nature. Les premiers accusant les seconds de protéger les espèces sauvages au détriment de la sécurité des hommes. Deux mois après l’incendie, le conseil départemental du Var décide donc de se désengager de la gestion de la réserve en guise de protestation.
« On voit bien que le but c’est d’affaiblir et d’assouplir la réserve pour favoriser les intérêts économiques du vin et du tourisme. Ce n’est pas une nouveauté : dans le Var, la biodiversité on s’en contrefiche », lâche Romain Garrouste. Et d’ajouter : « Au lieu de prendre leurs responsabilités, les élus du Département ont préféré jeter l’éponge. C’est un aveu d’échec politique. »

« Sur le feu de Gonfaron, 90 % des forêts qui ont brûlé sont privées, la gestion par la réserve n’est pas en cause », relativise Jean-Louis Pestour de l’ONF. En attendant la désignation d’un nouvel organisme gestionnaire par la préfecture, la réserve est donc sans opérateur. Un paquebot sans capitaine.
Résultat : les opérations de protection contre les incendies normalement menées à cette période de l’année sont à l’arrêt. Sur la départementale 74 située au cœur de la réserve, des touffes d’herbes totalement desséchées envahissent les à-côtés de la route. Jusqu’à l’incendie ?

Concilier protection de l’environnement et de la biodiversité avec intérêts économiques : une mission impossible ? « Il ne doit pas y avoir un intérêt qui gagne l’un sur l’autre. On doit être capable de trouver des consensus intelligents », veut croire Eric Grohin, chez les sapeurs-pompiers.

Tous les acteurs interrogés se retrouvent au moins sur un point : la nécessité d’investir dans la prévention. « Il faut le dire et le redire : ces feux ne sont pas naturels ! 90 % sont d’origine humaine, donc on peut agir. Il faut mettre le paquet sur la prévention », précise Romain Garrouste. Les trois feux les plus massifs qu’a connu le Var depuis 20 ans sont tous partis de l’autoroute : l’A8 ou l’A57.
« Il ne faut pas qu’un touriste puisse passer 24 heures dans le Var sans voir un écriteau, un panneau le mettant en garde contre le risque incendie et la dangerosité d’un jet de mégot », insiste Eric Grohin du SDIS 83. Et Romaric Cinotti à Météo France de conclure : « Vu l’actualité, j’espère que chacun aura été sensibilisé là-dessus : oui la France brûle. »
Notre reportage en images :
Vous lisez le troisième volet de notre enquête « Le littoral, du paradis au cauchemar climatique ».