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Sur les côtes de Grèce, la plaie des navires abandonnés

En périphérie d’Athènes, la baie d’Éleusis est devenue le plus grand cimetière de navires de Grèce, constituant une véritable plaie pour l’environnement comme pour les riverains, qui luttent pour se réapproprier le littoral.

Éleusis (Grèce), reportage

En longeant la côte d’Éleusis, ville portuaire située à une vingtaine de kilomètres à l’ouest d’Athènes, difficile d’imaginer qu’elle fut, jusque dans les années soixante-dix, un lieu de baignade et de flânerie du dimanche. « Quand j’étais enfant, on venait même profiter des sources d’eau douce, que l’on peut encore apercevoir à certains endroits de la baie », raconte Christos Christakis, natif de la ville et membre d’Ecoeleusis, une association locale de lutte pour la sauvegarde de l’environnement.

Aujourd’hui, pourtant, il ne viendrait à l’esprit de personne de s’y baigner. La Grèce, qui possède la plus grande flotte marchande mondiale en matière de pays d’origine des propriétaires, abrite aussi le plus grand nombre de bateaux abandonnés de l’Union européenne. Et la baie d’Éleusis est probablement devenue le plus grand cimetière de navires de l’UE, mais aussi « l’une des zones les plus industrialisées et écologiquement les plus dégradées de Grèce », selon le programme européen LIFE. 52 épaves et bateaux abandonnés, sans compter les 18 navires dits « désarmés » — provisoirement à l’arrêt, parfois indéfiniment —, y croupissent toujours dans la rouille ou y ont coulé. Parmi eux, d’anciens transporteurs de marchandises, de pétrole ou de passagers, des yachts ou des remorqueurs dont les propriétaires ne voulaient plus, et dont certains sont là depuis plusieurs décennies (voir notre carte interactive).

28 épaves et 21 navires classés « dangereux et nuisibles » croupissent toujours dans la baie. © Isabelle Karaiskos / Reporterre

Cas emblématique parmi ces cadavres d’acier : le Noor One. Ce pétrolier fut immobilisé puis abandonné à Éleusis en 2014, à la suite de la saisie de plus de deux tonnes d’héroïne qui avaient été transportées dans le bateau. Cette extraordinaire affaire, actuellement jugée au tribunal du Pirée et impliquant l’armateur Evangelos Marinakis, — par ailleurs propriétaire du club de football Olympiakos et de plusieurs grands titres de presse —, patine et le pays assiste stupéfait, depuis 2014, aux disparitions successives de dix témoins clés du procès — le dernier d’entre eux a été retrouvé mort à Dubaï en octobre 2021. L’enquête est toujours en cours et l’ancien tanker continue de croupir dans la baie et menace de s’effondrer sur le navire voisin.

© Gaelle Sutton/Reporterre

Beaucoup de ces carcasses contiennent encore des matières dangereuses et présentent un risque écologique notoire, dénoncé par plusieurs ONG et par les associations d’habitants. « Les navires abandonnés déversent progressivement des résidus d’hydrocarbures, de peintures toxiques, de PCB et bien souvent d’amiante, de mercure ou de métaux lourds, menaçant de polluer les eaux à très long terme », explique Christine Bossard, porte-parole de Robin des Bois, association de défense de l’environnement spécialisée dans l’étude de la démolition des navires. « Ce sont des bombes à retardement parce que beaucoup d’entre eux menacent de s’effondrer, ce qui provoquerait un relargage potentiellement désastreux. »

La zone industrielle, l’une des plus grandes du pays, se déploie tout autour de la baie. Tout a été pensé pour les intérêts et le bon fonctionnement de l’activité des industriels installés sur place. Au premier plan, des personnes cherchent à récupérer des métaux, dont la baie regorge. © Isabelle Karaiskos / Reporterre

L’autorité portuaire d’Éleusis indique intervenir ponctuellement, avec l’aide de l’Agence européenne pour la sécurité maritime (AESM), notamment lorsque des pollutions au pétrole sont constatées, en mettant en place des barrages antipollution provisoires, le temps de l’absorption des hydrocarbures. Pour les associations, la situation n’est évidemment pas viable.

Les autorités portuaires de la ville n’arrivent pourtant pas à éloigner ou détruire drastiquement ces bateaux, malgré un début timide mais inédit d’initiatives depuis 2019, qui ont permis le démantèlement ou l’éloignement de dix de ces épaves.

Les bâtiments abandonnés se couvrent de rouille. © Isabelle Karaiskos / Reporterre

Plusieurs obstacles sont à l’origine des difficultés à se débarrasser des navires.
Beaucoup de ces bateaux sont immatriculés à l’étranger, sous pavillons de complaisance, dans des paradis fiscaux ou des États peu regardants sur l’état des bateaux. « Leurs propriétaires sont souvent introuvables ou insolvables et ne donnent pas suite aux procédures », indique l’autorité portuaire d’Éleusis. « Nous ne pouvons donc pas intervenir sur un bateau qui n’a pas été saisi. »
Christos demeure sceptique face à ces arguments. « Mais pourquoi a-t-on accepté ces navires au départ, sans demander à leurs propriétaires ni certificats d’assurance ni compte à rendre ? » s’insurge-t-il. « En réalité, c’est une mentalité qui est dans l’ADN des autorités portuaires et de l’État grec depuis plusieurs générations, qui laissent faire, voire qui encouragent ces pratiques », selon lui.

Un marché qui n’intéresse personne

Pour autant, même une fois saisis, ces navires, soumis à des appels d’offres pour une reprise pour destruction, ne trouvent pas preneurs. « Le coût du transport du bateau est souvent plus élevé pour l’entrepreneur que celui de la revente de l’acier pour recyclage ; ce marché n’intéresse donc personne », indique l’autorité portuaire. Surtout, « l’absence d’un chantier de démolition "vert" en Grèce est l’un des principaux obstacles à l’effort global visant à éliminer toutes les épaves de la baie », souligne Apostolos Kamarinakis, directeur de l’Autorité portuaire d’Éleusis.

Le « Mediterranean Sky », abandonné depuis 2002 a fini par couler en partie. Il se veut être aujourd’hui l’une des attractions touristiques de la baie. Les autorités portuaires indiquent réfléchir à développer un tourisme de plongée sous-marine à la découverte de certaines vieilles épaves. © Isabelle Karaiskos / Reporterre

En effet, malgré sa première place mondiale de flotte marchande, la Grèce ne dispose plus de chantier de démolition. La législation européenne les a progressivement contraints à fermer, car aucun n’était dans les normes environnementales. « Dans les chantiers — rudimentaires — qui existaient à Éleusis, les destructions se faisaient même directement dans l’eau », raconte Christos.

Mais ces directives européennes strictes en matière environnementale n’ont fait que déplacer le problème. Aujourd’hui, la plupart des navires européens sont démantelés en Asie, dans des conditions souvent peu respectueuses de l’environnement ou des droits humains. Pour Apostolos Kamarinakis « il faudrait prévoir l’installation d’un centre de destruction dans chaque grand chantier naval, conforme aux réglementations environnementales européennes. » Une position qui rejoint le plaidoyer de l’association Robins des Bois qui préconise un démantèlement « sur terre ferme, au plus près du lieu d’abandon du navire, tout en respectant les préconisations environnementales, car le remorquage de ces bateaux constitue un grand risque de pollution », note Christine Bossard.

L’« Amaranthus » avait été mystérieusement abandonné, rempli de cigarettes de contrebandes, sur une plage de l’île de Zante. Menaçant de polluer gravement le littoral, il avait été déplacé à Éleusis, où l’on se souciait moins des répercussions environnementales. © Isabelle Karaiskos / Reporterre

Au-delà du démantèlement de ces navires, l’enjeu est plus large pour les militants écologistes d’Éleusis qui luttent pour une réappropriation citoyenne de leur littoral, les autorités ayant dans les faits privatisé celui-ci : « Le littoral n’est même plus accessible aux riverains sur la majeure partie de la côte, alors que les habitations se situent à quelques mètres de celle-ci », raconte Christos. Une politique de bétonnage et d’exploitation industrielle qui s’est faite au profit des grands investisseurs du port, leur permettant par exemple le chargement ou le traitement de marchandises, de pétrole ou de ciment.

« Cette mainmise industrielle contribue à maintenir la baie dans son état actuel »

Les raffineries de la société Hellenic Petroleum (propriété majoritaire du tentaculaire groupe Latsis), situées juste à côté de la ville, peuvent ainsi envoyer leur gasoil directement pour chargement sur les tankers partant de la baie. Sur une autre partie bétonnée du littoral, une barrière avec gardiens a été installée par le groupe cimentier Titan. « Comme c’est une route publique et que cela est illégal de ne pas laisser passer les citoyens, ils ont, à force, été contraints d’ouvrir la barrière à chaque demande de passage d’un riverain. » Pour Christos, « cette mainmise industrielle contribue à maintenir la baie dans son état actuel, dans une zone où les citoyens ont été dépossédés du littoral et où ils n’osent plus trop s’aventurer. »

Les habitants tentent tant bien que mal de se réapproprier le littoral. Ici, un pêcheur près du « Calypso », un navire classé « dangereux et nuisible ». © Isabelle Karaiskos / Reporterre

S’appuyant sur une loi de 2014 sur une réorganisation de l’aménagement du territoire de la région autour d’Athènes qui préconise un nouvel emplacement du port d’Éleusis hors de la ville, des riverains ont pensé un projet proposant de déplacer toute la partie portuaire vers l’est de la ville, en légère périphérie. Pour le moment, les autorités portuaires ne se prononcent pas, mais pour Christos, c’est le moment ou jamais : « Notre baie est à un stade où elle a besoin d’être purgée. Soit on la sauve aujourd’hui, soit les activités qui vont s’y développer ne permettront pas de retour en arrière, elle sera perdue. »

Étonnamment, la situation à Éleusis s’est améliorée depuis 30 ans. La baie comptait, dans les années quatre-vingt, jusqu’à 400 navires, désarmés ou abandonnés.

Christos Christakis, militant de l’association locale de protection de l’environnement, a obtenu, avec d’autres riverains, plusieurs victoires sur la gestion du « cimetière », fruits de combats de plusieurs décennies. L’association lutte aussi pour que les habitants puissent se réapproprier le littoral. © Isabelle Karaiskos / Reporterre

Fruits de combats de plusieurs décennies, les associations locales ont déjà obtenu, ces dernières années, plusieurs victoires sur la gestion du « cimetière ». Les navires abandonnés ont d’abord été classifiés de façon officielle (« épaves », « danger » ou « nuisibles »). Surtout, les associations ont obtenu l’arrêt de toute nouvelle entrée de navire abandonné depuis 2019 et les conditions pour y désarmer un bateau sont devenues plus strictes.

Plusieurs fois par an, des citoyens s’organisent aussi pour un nettoyage des déchets de la baie. Mais le chemin est encore long pour les associations militantes. Si le golfe d’Éleusis est encore aujourd’hui, en Grèce, le lieu qui concentre le plus de bateaux abandonnés sur un périmètre aussi fermé, il est loin d’être l’unique cimetière de navires du pays. En réalité, des centaines d’autres épaves et bateaux abandonnés croupissent autour de la région d’Athènes et de son port, Le Pirée.

Avant de se quitter, Christos nous amène en haut de la petite colline de Vlikha, qui offre une vue plus générale sur l’ancienne cité antique devenue cité industrielle : « Tu imagines un peu, le paysage différent et somptueux que pourrait redevenir Éleusis ? »

Un chien sans propriétaire devant des navires sans propriétaires, sur la côte nord de la baie d’Éleusis. © Isabelle Karaiskos / Reporterre


Notre reportage en images :


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