Tortues et requins vont avoir des porte-paroles devant les tribunaux

Dans la culture kanak, les tortues marines sont un animal totémique. - Pxhere/CC0
Dans la culture kanak, les tortues marines sont un animal totémique. - Pxhere/CC0
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Monde Animaux JusticeAnimaux totems kanak, le requin et la tortue marine viennent d’être reconnus comme des sujets de droit par le Code de l’environnement de la province des îles Loyauté.
Des animaux reconnus comme des entités juridiques à part entière dans un territoire français ? La proposition semble farfelue ou utopique, c’est selon. Et pourtant, la province des îles Loyauté, une des trois régions de Nouvelle-Calédonie qui regroupe les trois petites îles Lifou, Maré et Ouvéa, vient de doter le requin et la tortue marine de droits fondamentaux. Une décision, adoptée le 29 juin dans le cadre du Code de l’environnement de la province, qui fait « rentrer cet archipel dans l’histoire du droit de l’environnement », estime Victor David, juriste à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).
Dans ce territoire sous dépendance française, la réglementation environnementale est une compétence provinciale. Et la province des îles Loyauté a fait le choix d’un droit hybride entre le droit français et le droit kanak. Depuis dix ans, toutes les règles qui touchent à l’environnement — les réglementations sur la chasse, sur les aires protégées ou encore sur les forêts — sont ainsi négociées entre l’autorité administrative et l’autorité coutumière, ou autrement dit, les chefs coutumiers kanak. « Une collaboration qui permet d’avoir un droit environnemental reconnu par tous », détaille Victor David qui a collaboré à la rédaction du Code de l’environnement. Le chercheur rappelle l’importance d’un droit hybride sur des îles où 99 % des terres sont gérées de manière coutumière et ne relèvent pas de la propriété privée.
« Principe unitaire de vie »
C’est cette collaboration qui a donné une nouvelle catégorie d’espèces protégés, les entités naturelles sujets de droit. Les requins et les tortues marines, animaux totémiques dans la culture kanak, ouvrent la voie en étant nommément cités dans la loi. D’autres animaux pourraient être reconnus à l’avenir. Dès aujourd’hui, ces deux espèces peuvent être défendues pour ce qu’elles sont et non pas au nom d’un intérêt écologique ou d’une nuisance. Leur défense se fera par la voix d’un porte-parole, en l’occurrence le président de la province des îles Loyauté, des associations agréées pour la protection de l’environnement ou des groupements de droit local.
« Dans la province des Îles Loyauté, il n’y avait pas encore de réglementation relative à ses espèces. La délibération votée le 29 juin leur accorde désormais le plus haut degré de protection », commente Victor David. Autrement dit : au-delà des interdictions faites de leur porter atteinte, de perturber leurs habitats – comme pour toutes les espèces protégées –, requins et tortues ont désormais des droits et des intérêts qui leur sont propres. « La sanction pénale prévue en cas de violation de leurs droits est calquée sur le délit d’écocide introduit au niveau national en 2021. C’est le maximum que nous pouvions faire », précise le juriste.

« Cette avancée juridique a été rendue possible par l’extraordinaire ingénierie institutionnelle imaginée par les acteurs politiques des Accords de Matignon et de Nouméa, en permettant notamment d’articuler le droit français et le droit kanak », pointe Victor David. Et de poursuivre : « Les efforts des élus et des chefs coutumiers ont été constants depuis dix ans dans leur volonté d’élaborer un droit de l’environnement qui leur corresponde, avec l’incorporation de valeurs et pensées kanak, tout en restant — exercice de haute voltige parfois ! — dans le cadre juridique de la République. »
Dans la culture kanak, les animaux totems, ancêtres des humains, fondent une continuité physique et symbolique entre les humains et les animaux. Lors d’une présentation en 2019, Basile Citre alors élu de la province, déclarait : « Notre code reconnaît le principe unitaire de vie, c’est-à-dire qu’il légitime non seulement les droits de la nature et le fait que nous sommes tous intrinsèquement dépendants, liés aux lois naturelles, mais aussi que l’être humain et la nature ne sont qu’un. »
Cette décision rappelle aussi que les droits de la nature se construisent d’abord dans l’hémisphère sud, à l’instar de la reconnaissance de la personnalité juridique de la Nature (Pachamama) en Équateur en 2008, ou de celle du fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande en 2017.