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EntretienÉnergie

« Total refuse de lâcher sa poule aux œufs d’or : les énergies fossiles »

L'association Bloom a enquêté sur les projets de la TotalÉnergies à travers le monde. Elle sort un rapport inédit sur ses activités climaticides.

TotalÉnergies investit (faiblement) dans les renouvelables « pour faire passer la pilule de nouveaux projets fossiles », dit Swann Bommier, de l’ONG Bloom. L’association publie un rapport cinglant sur la multinationale.

Swann Bommier est chargé du plaidoyer et des campagnes chez Bloom, association spécialisée dans la conservation marine.


Chez TotalÉnergies, de petites touches d’énergies renouvelables servent à faire passer la grosse pilule fossile. C’est ce que montre Bloom dans un rapport publié le mercredi 24 mai. L’association a enquêté sur les projets que mène la multinationale à travers le monde en se basant sur deux ans et demi de communiqués de presse. Elle a découvert que la major mettait en œuvre de façon systématique « une politique cynique » consistant à déployer des énergies renouvelables en marge de ses nouveaux projets d’extraction d’énergies fossiles. L’objectif ? « Verdir ses infrastructures climaticides », explique Swann Bommier, chargé du plaidoyer de Bloom.

Reporterre — Pour limiter drastiquement l’ampleur du changement climatique, la feuille de route est claire : selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), plus aucun nouveau champ pétrolier ou gazier ne doit être approuvé et mis en service. TotalÉnergies est-il dans les clous ?

Swann Bommier — Absolument pas. Total n’a jamais cessé d’engager de nouveaux projets d’infrastructures et d’exploration gazières et pétrolières. Depuis le 1er janvier 2021, trente nouveaux projets ont été annoncés par la compagnie, soit une moyenne d’un projet par mois. Il est, par exemple, l’opérateur fossile connaissant la plus forte expansion sur le continent africain, où il prévoit d’exploiter de vastes champs gaziers en Afrique du Sud.

Notre enquête remonte jusqu’en 2021, parce que c’était une année charnière. Celle de la parution du scénario de l’AIE, mais aussi celle où Total a changé de nom, s’est rebaptisé TotalÉnergies, avec un logo arc-en-ciel et la fierté de se présenter comme un entreprise multi-énergies, dans l’air du temps et de ses enjeux.

Mais les faits sont têtus : avec ces projets, elle se moque du consensus sur l’évolution du climat. Récemment, les scientifiques ont pris la plume à deux reprises, sur France Info et Le Monde, pour dénoncer ses agissements, qui nous mènent à l’abîme. Et déjà, les catastrophes climatiques s’enchaînent. En ce moment, le Canada brûle, l’Asie du Sud-est enchaîne les canicules, l’Espagne est en phase de désertification et la France subit une sécheresse sans précédent. L’océan surchauffe. Tous les indicateurs sont au rouge. Ce n’est vraiment pas le moment de remiser les rapports scientifiques au placard.


Votre étude montre qu’en plus de nous enliser dans les énergies fossiles, TotalÉnergies porte une vision très particulière des énergies renouvelables.

Déjà, il convient de préciser que les investissements de TotalÉnergies dans les énergies renouvelables sont très faibles. Elles représenteront environ 15 % du mix énergétique de l’entreprise pour 2030. Ce que nous montrons dans notre rapport, c’est que TotalÉnergies se sert de ce maigre portefeuille comme d’un totem d’immunité.

Depuis le 1er janvier 2021, nous avons étudié tous les communiqués de presse de Total — 313, très exactement — et nous avons découvert une mécanique, un tempo commun entre les annonces « fossiles » et les annonces « renouvelables ». Les investissements dans les énergies renouvelables sont systématiquement annoncés au « bon » endroit et au « bon » moment, pour faire passer la pilule de nouveaux projets fossiles et masquer la forfaiture climatique de TotalÉnergies. 80 % des communiqués officiels de l’entreprise annonçant un nouveau projet fossile évoquent des investissements dans les énergies renouvelables, des projets de capture et de séquestration de carbone ou des ruptures technologiques promettant une moindre intensité carbone.

En Belgique, la multinationale française transforme son pétrole en polymères, à raison de 1,2 million de tonnes par an. La matière obtenue est ensuite extrudée et modelée sous forme de pellets. Ces granulés, légers et volatiles, polluent rivières et sols. © Alexandre-Reza Kokabi/Reporterre

Parfois, l’entreprise pousse le cynisme encore plus loin, en détournant les projets éoliens et solaires qu’elle développe pour alimenter directement ses sites gaziers et pétroliers, pour lui permettre de réduire ses émissions directes et parler de « gaz et pétrole plus propre ». Elle oublie complètement les émissions liées à l’usage des énergies qu’elle commercialise, ou plutôt elle s’en lave les mains.


Vous donnez l’exemple du Qatar, où TotalEnergies développe, de concert, une « bombe carbone » et du solaire.

C’est un exemple effrayant. En 2022, TotalÉnergies est devenu premier partenaire international de QatarEnergy pour développer les champs gaziers de North Field East et North Field South, le plus grand projet de gaz naturel liquéfié (GNL) du monde. Quelques semaines plus tôt, le journal The Guardian et les scientifiques de l’université de Leeds révélaient que sur les 425 projets miniers, pétroliers et gaziers susceptibles de libérer plus d’un milliard de tonnes de CO2 sur leur durée de vie, les projets North Field constituaient la troisième plus grosse bombe de carbone au monde, et la première à ne pas déjà être en exploitation.

Mais pour Patrick Pouyanné [PDG de Total], tout va bien : « L’usine [de traitement du gaz] sera reliée au réseau électrique du Qatar, qui lui fournira une part croissante d’électricité renouvelable — en ligne avec l’ambition climat du pays — notamment grâce à la centrale solaire de 800 MW d’Al Karsaah, dont TotalÉnergies est partenaire, et à la nouvelle centrale solaire de QatarEnergy actuellement en construction à Ras Laffan avec le soutien de TotalÉnergies ». Il tente de minimiser la dangerosité de la pire bombe climatique en devenir... parce qu’elle est alimentée par des centrales solaires. Peu importe que les ordres de grandeur en énergies fournies et en investissements réalisés n’aient absolument rien à voir.


Cette méthode fait-elle système ?

C’est devenu sa marque de fabrique. En Ouganda et en Tanzanie, TotalÉnergies assure que le projet Eacop, très controversé, aura « une connexion primaire à une série de cinq fermes solaires ». En Angola, où l’entreprise veut développer un champ pétrolier et deux champs gaziers, elle a annoncé un « premier projet photovoltaïque d’une capacité de 35 MWc [mégawatt-crête], avec une seconde phase potentielle de 45 MWc ». En Argentine, où elle veut explorer un gisement gazier au large de la Terre de Feu, elle souligne que le projet « bénéficiera des technologies de la Compagnie pour réduire l’intensité carbone des installations, notamment la mise en place de parcs éoliens ou de systèmes de récupération de la chaleur ».

Des militants d’Attac apposent sur les vitrines du siège de Total à La Défense des pancartes indiquant « Hors service, nuisible pour vous et la planète », en octobre 2019. © Lucas Barioulet/AFP

On parle là d’un projet offshore qui représente l’équivalent de 70 000 barils de pétrole par jour, récupérés dans des conditions météorologiques dantesques ! Il faudrait qu’on soit rassurés par un parc éolien ? C’est un délire, qui participe pourtant à fabriquer le doute auprès du grand public et des décideurs. TotalÉnergies est un profiteur du chaos climatique. Ses investissements renouvelables maquillent son refus de lâcher sa poule aux œufs d’or : les énergies fossiles.


Le 9 novembre 2022, le PDG de Total Patrick Pouyanné était auditionné à l’Assemblée nationale. La députée et ex-ministre de l’Écologie Barbara Pompili lui a demandé s’il avait « des projets, au-delà de ceux engagés en 2021, qui nous feraient exploser nos compteurs carbone ». Comment a-t-il réagi ?

Il a menti en déclarant : « Je n’ai pas de nouveaux projets qui n’auraient pas été lancés en 2021. Je peux vous démontrer que tous les projets nouveaux sur lesquels nous travaillons existaient avant 2021. » Quelques minutes plus tôt, il insistait pourtant sur la nécessité de continuer d’investir dans les champs de pétrole et de gaz pour éviter un « déclin naturel » de l’ordre de « 4 à 5 % par an ». Et surtout, TotalÉnergies multiplie les processus administratifs pour obtenir de nouvelles licences d’exploration et production de par le monde. En Afrique du Sud, par exemple, TotalÉnergies a déposé une demande de licence de production pour les champs de Luiperd et Brulpadda le 5 septembre 2022. Elle continue d’avoir des projets d’exploration dans plus de cinquante pays. C’est complètement dément.

Des militants contre Eacop — le projet d’oléoduc chauffé le plus long du monde — à la marche climat parisienne de mars 2022. © NnoMan Cadoret/Reporterre



Que fait l’État français ?

Il est complice. En pleine COP27, en 2022, Emmanuel Macron a reçu TotalÉnergies et ExxonMobil à l’Élysée, parmi les cinquante industriels français les plus émetteurs de CO2. Au lieu de pointer du doigt leur responsabilité historique dans les dérèglements climatiques, le président de la République a annoncé une aide publique de 5 milliards d’euros pour subventionner la décarbonation de leurs sites hexagonaux, pour « baisser les émissions sans baisser la production ». Le gouvernement participe donc activement à la stratégie de blanchiment des énergies fossiles de TotalÉnergies en encourageant, avec de l’argent public, le développement d’infrastructures d’énergies renouvelables sur les sites fossiles. Il devrait pourtant les considérer comme des infrastructures vouées à disparaître !


L’Assemblée générale de TotalÉnergies se déroule vendredi 26 mai. Plusieurs organisations appellent à l’empêcher. Ce blocage est-il nécessaire ?

Oui, il est nécessaire. TotalÉnergies a beau essayer de s’acheter une réputation, changer de nom, investir dans la communication publique, ou mettre des énergies renouvelables en couverture de ses rapports d’activité, elle perpétue son modèle d’entreprise fossile. Ce blocage, c’est aussi une façon de remettre la question de ces investissements climaticides au centre du débat, de montrer au grand public que non, Total n’a pas changé. Il faut donc bloquer la multinationale, symboliquement, mais aussi juridiquement. Nous avons une bataille culturelle à gagner contre son instrumentalisation des énergies renouvelables.

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