En Afrique du Sud, « si Total réalise ses projets, l’océan sera détruit »

Ces pêcheurs et activistes écologistes sud-africains ont demandé au gouvernement et aux investisseurs français de mettre fin aux projets gaziers de TotalÉnergies en Afrique du Sud, le 6 février 2023. - © Mathieu Génon / Reporterre
Ces pêcheurs et activistes écologistes sud-africains ont demandé au gouvernement et aux investisseurs français de mettre fin aux projets gaziers de TotalÉnergies en Afrique du Sud, le 6 février 2023. - © Mathieu Génon / Reporterre
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Pêche Monde Énergie Océans PollutionsTotalÉnergies prévoit d’exploiter de vastes champs gaziers en Afrique du Sud. De passage en France, des pêcheurs locaux craignent que cette bombe écologique condamne leur mode de vie et leur culture.
Paris, reportage
La voix est calme, le ton ferme. « Total doit quitter nos eaux. » Originaire du village de Sicambeni, à l’est de l’Afrique du Sud, Ntsindiso Nongcavu pêche depuis ses 12 ans. Du homard, des moules, des huîtres sauvages, capturés de manière artisanale, dans le respect des limites écosystémiques et des savoirs traditionnels autochtones. Un équilibre unique qu’il estime menacé par les activités du pétrolier français au large des côtes sud-africaines. « Si Total réalise ses projets, beaucoup perdront leur travail. L’océan sera détruit, et notre culture avec. »
En compagnie de quatre autres pêcheurs et activistes écologistes sud-africains, accueillis par l’association de défense des océans Bloom, Ntsindiso Nongcavu était à Paris, le 6 février, pour demander au gouvernement et aux investisseurs français de mettre fin aux projets gaziers de TotalÉnergies en Afrique du Sud. Il y a six mois, la multinationale a demandé une licence de production pour exploiter les immenses champs gaziers de Luiperd et Brulpadda, situés jusqu’à 1 800 mètres de profondeur au large de Mossel Bay, près du cap de Bonne-Espérance. 3 milliards de dollars devraient être investis dans ce chantier gargantuesque, dont TotalÉnergies espère tirer 1 milliard de barils d’équivalent pétrole.

Le groupe français porte également deux projets d’exploration en mer, respectivement au large de la capitale, Le Cap, et au sud de la frontière namibienne. Autant de « bombes climatiques » qui risquent non seulement d’accélérer l’emballement de la température mondiale, mais également de détraquer la vie des animaux marins et des humains qui en dépendent.
« Ma vie entière est suspendue à ces projets »
Pour Christian Adams, pêcheur artisanal de Steenberg’s Cove, sur la côte ouest du pays, les zones sur lesquelles TotalÉnergies a fait main basse ne sont pas que de simples lignes sur une carte. « Ma vie entière est suspendue à ces projets, dit-il à Reporterre d’une voix rapide, les mains croisées sur ses genoux. Mon existence et celle de milliers d’autres pêcheurs pourraient être détruites. » Sous son bonnet blanc, le regard du quadragénaire s’assombrit. « Ils veulent nous prendre notre dignité, notre capacité à subvenir aux besoins de nos enfants. Moi, je ne peux pas envoyer les miens à Yale ou Harvard, comme ceux qui tirent profit de cette industrie. »
À tous les endroits où Christian Adams pêche, TotalÉnergies veut réaliser des relevés sismiques, construire des pipelines ou installer des plateformes de forage. Le pêcheur craint que cela n’affecte durablement les populations de « snoek », un petit poisson de la famille des maquereaux déjà mis en peine par le réchauffement climatique. « Leur route de migration et leur aire de reproduction sont situées pile là où ils veulent forer », explique-t-il. À cause des travaux, « ils pourraient s’enfuir ou mourir ».

Ces perturbations de la faune marine pourraient avoir des répercussions en cascade. D’un naturel enjoué, l’activiste écologiste Vuyiseka Mani se fait plus grave à l’évocation du sort des femmes vivant dans les townships de Zinyoka et Zwide (à Port Elizabeth), où elle habite elle aussi. « Beaucoup vivent en préparant et en vendant du poisson au reste de la communauté. C’est grâce à cela qu’elles nourrissent leurs familles et peuvent envoyer leurs enfants à l’école », raconte-t-elle. Si TotalÉnergies persiste à vouloir forer les fonds marins, « elles vont perdre leur travail ». On compte environ 28 000 pêcheurs en Afrique du Sud. Le secteur génère entre 100 000 et 130 000 emplois indirects dans le pays.
Un projet « injuste »
Les membres de cette délégation sud-africaine sont d’autant plus inquiets que la zone prise d’assaut par TotalÉnergies est loin d’être banale. Ses côtes, canyons et monts sous-marins abritent une biodiversité spectaculaire. Manchots du Cap, otaries, albatros, tortues luths et requins s’y épanouissent. Baleines franches australes, baleines bleues, cachalots et baleines à bosse viennent s’y nourrir, en bancs pouvant regrouper jusqu’à 200 individus. « Chaque année, entre mai et juillet, les sardines se rassemblent par milliards sur les côtes. Les dauphins et les oiseaux les suivent, c’est un festival pour les gens, raconte Liziwe McDaid, directrice stratégique de l’association sud-africaine The Green Connection. Toute cette vie est mise en péril par les plateformes pétrolières. »
Les risques de marée noire sont très élevés, insiste-t-elle. Le courant des Aiguilles, qui passe au large de l’Afrique du Sud, est l’un des plus forts au monde. Sa rencontre avec les eaux plus froides de l’Atlantique Sud génère de vastes tourbillons, agitant perpétuellement la mer. « Les vagues peuvent être immenses, avec de grosses tempêtes. Le danger est si important que Total a longtemps renoncé à exploiter ces eaux. » Elle semble désormais avoir trouvé le moyen de dépasser ces obstacles techniques, au risque d’ouvrir la voie au reste de l’industrie des énergies fossiles.

« Nous, les peuples indigènes, avons une connexion culturelle avec la mer, confie Neville Van Rooy, également membre de The Green Connection. Pour nous, ce n’est pas qu’un lieu de plaisir. Elle joue un rôle en médecine traditionnelle, dans des rituels de fertilité… » « Quand nos parents meurent, leurs âmes vont dans l’océan. Nous pouvons communiquer avec eux en nous y baignant », détaille Ntsindiso Nongcavu, qui appartient au peuple Mpondo.
Dans un communiqué de novembre dernier, TotalÉnergies assure qu’une « étude d’impact environnemental et sociétal » est en cours afin de « préciser les impacts économiques, sociaux et environnementaux [de l’exploitation des champs sous-marins de Luiperd et Brulpadda] et les mesures d’accompagnement envisagées ». Pas de quoi rassurer ses opposants. « C’est un projet fondamentalement injuste, s’agace Liziwe McDaid. Les locaux ne sont pas consultés, n’héritent que des problèmes, et tous les bénéfices vont aux multinationales et à l’élite sud-africaine. »
Ce schéma se reproduit ailleurs sur le continent, regrette-t-elle. En Ouganda, la multinationale prévoit de construire le plus long oléoduc chauffé du monde (Eacop), au milieu de réserves naturelles abritant une faune et une flore exceptionnelle. Pour mettre fin à ces projets destructeurs, sur terre et en mer, cinq lauréates du prix Goldman pour l’environnement — dont Liziwe McDaid — ont écrit en novembre à 78 banques, investisseurs et assureurs pour leur demander de ne plus soutenir financièrement l’expansion de TotalÉnergies en Afrique. Pour le moment, seuls quatre d’entre eux [1] s’y sont engagés.